Legends of Olympia : La Ballade des Mémoires - L'éphèbe.
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L'éphèbe.
Topic visité 614 fois
Dernière réponse le 29/10/2009 à 16:35

geant Par Sayan Köttor  le 01/06/2009 à 21:47

Journal de Sayan Köttor
Le son des gravats qui crisse sous mes pieds est musique à mes oreilles alors que je dévale d’un pas pressé le sentier qui sinue entre les montagnes de Zagnadar. Je ressens un plaisir fugace, innocent, d’une naïveté si peu idoine à mon caractère qu’elle me trouble. L’espace d’un instant, je cours, victime de l’élan de liberté qui se rue dans mes veines.
Mon caractère belliqueux, ma rancœur amère qui me bouffe depuis tant d’années s’étiole, comme la neige fond au soleil. Durant cet instant, mon passé oublié d’esclave se noie dans une joie insouciante, je redeviens celui que j’étais.

Et puis, tout disparaît. D’autres géants se joignent à moi. Je respire. Les murailles se dressent à nouveau, elles se hérissent pour cacher le traumatisme, l’agoraphobie dont je suis la victime depuis des années désormais. Je ne leur parle pas d’emblée, mais mes lèvres renfrognées laissent échapper quelques mots, pendant que mon esprit vagabonde. A nouveau, je suis cet enfant, ce jeune que j’envie tant, mort avant d’être adulte, que j’aimerais redevenir. Celui que j’étais autrefois, que je ne suis plus désormais.






Bien des années auparavant…
L’éphèbe au long corps dandinait d’un pied à l’autre, mal à l’aise et honteux. Tout autour de lui prêtait à distraction : le renâclement nerveux d’un troupeau de bovins rassemblés là par hasard, le bourdonnement harassant des taons qui les mettaient au supplice, l’odeur de la fange, les camelots, et une foule telle qu’il n’en avait jamais vu dans les marchés de Zagnadar.
Pourtant, même à présent, il ne pouvait oublier le regard de la Dame. Le temps souvent rend les souvenirs trop flous, indistincts. Il ne se rappelait que vaguement du visage du marchand d’esclaves, des chaînes solides qui lui liaient poings et pieds. Même le souvenir de son corps sale et nu offert à la vue de tous avait été érodé par le temps, à moins que ce ne soit sa propre mémoire qui ait d’elle-même choisi de soustraire une vision si honteuse à son esprit.
Mais son regard à elle, il ne pouvait l’oublier. Même maintenant, alors que des décennies étaient passées, les yeux brûlants qui s’étaient posés sur lui tisonnaient son âme comme le charbon ardent marque la chair. Mélange improbable de mépris et de fascination, d’attirance et de rejet, il y avait dans ses yeux une expression que sa jeunesse ne pouvait pas encore décrypter. Qu’il comprendrait peu après.


« Combien pour celui-là ? » fit-elle d’un air peu intéressé et supérieur.

- Ce grand gaillard là ? Z’êtes sûr de vous ma ptite dame ? C’est un mauvais celui-là », dit le marchand en frappant entre les barreaux de sa cravache.


Le coup en soi était ridiculement mou, l’instrument ayant tout juste l’espace nécessaire pour prendre de l’élan avant de s’abattre sur sa cuisse. Immédiatement, il pensa aux taons qui taquinaient les bœufs sans relâche. En comparaison, le coup du marchand était aussi frêle que la sensation d’une mouche qui se pose. Le jeune homme lui lança un regard un peu ahuri.

« Vous m’en direz tant, fit la Dame d’un ton mordant, saisissant l’occasion au vol de faire baisser le coût de la marchandise. Celui-là ne fera pas grand-chose dans un combat de gladiateurs j’en ai peur. »


Affichant une mine suprêmement dédaigneuse, elle fit mine de s’écarter de l’étal. Le marchand devait être aux abois, car il courut à sa suite et la rattrapa en lui empoignant le bras. La Dame fit volte-face avec une telle fureur dans les yeux que l’homme sembla foudroyé sur place. L’espace d’une seconde, l’éphèbe retint son souffle : il aurait juré que la vie du marchand n’aurait tenu qu’à un fil.

« Otez-vos sales pattes de mon bras, gueux, ou vous apprendrez à vos dépens qu’on ne touche pas sang aussi noble que le mien avec tant d’assurance. »


Surpris et échaudé, l’homme retira sa main aussi précipitamment que s’il l’avait plongé dans un bac à serpents. Sans le voir, l’éphèbe sentit sa peur grandir. L’imagination aidant et venant combler les trous dans la toile que ses souvenirs avaient tissée, il s’imagina l’homme grassouillet, transpirant, jetant des regards affolés… Tout cela, il n’aurait pu le voir, car il lui tournait le dos.

« Ma.. ma dame... Je vous en prie... Je suis désolé, c’est que... vous comprenez, les temps sont durs… Depuis que les Paladins ont entrepris de couper court à notre petit commerce d’esclaves, j’ai à peine de quoi casser ma croûte… Les.. les temps sont durs… »


Sa voix s’était fait suppliante, un couinement de souris. Il ne se rendait même pas compte qu’il se répétait. Tous ces détails, tous leurs sous-entendus parvenaient à l’éphèbe aussi clairement que si on les lui avait criés. Les gens de Zagnadar le disaient un peu lent. La réalité, et bien qu’il ne le sût pas encore, c’est que son intelligence était si acérée et sa perception des émotions si pointue qu’il était abruti par l’avalanche de détails que son esprit captait presque naturellement.

« Il m’a tout l’air d’un simplet. Et d’un couard. Il va se faire dépecer dans les cages, ni plus, ni moins. Je ne veux pas de telle marchandise, fit la femme, tirant l’éphèbe de sa torpeur qui la regardait avec des yeux verts étonnés.

- Mais.. mais je vous jure ! Il vous fera un bon combattant ! Regardez donc ! » Avec un engouement renouvelé, il frappa contre la cage cette fois, espérant une réaction du jeune géant.


Celui se contenta de baisser le regard à ses pieds et fronça les sourcils, comme s’il se demandait ce qu’on attendait de lui. C’était stupide, pourquoi s’acharnait-il ? Le sifflement lourd de morgue qui s’échappa des lèvres douces de la dame se disputait au mépris véritable qui se lisait dans ses yeux orange. Elle plissa son nez, comme si l’homme ne lui inspirait que dégoût, et s’apprêta à nouveau à s’en aller.

« - Cinq cent pièces ! » glapit l’homme soudainement.


Dès lors, ce fut fini. Comme il ne l’apprit que plus tard, dans ce milieu, un marchand qui annonce son prix en premier est souvent perdant. La dame s’immobilisa, et se retourna pour regarder l’éphèbe à nouveau.
Celui-ci prit le temps de la dévisager. Elle n’était pas désagréable à regarder. Elle était grande, selon les standards olympiens. Elle lui arrivait peut-être un peu en-dessous de la poitrine, ce qui n’était pas si mal considérant sa taille hors du commun. Ses longs cheveux d’un châtain fauve tombaient en boucles sauvages et lourdes sur ses épaules, et encadraient un visage bien dessiné. Ses yeux orangés miroitaient de l’éclat crépusculaire du soleil, sa bouche était pleine. Ses traits n’étaient pas particulièrement attrayants, mais tout en elle supposait la femme faite et, en conséquence, charmait.
Il lui rendit son regard avec calme et assurance, ses yeux verts pétillants d’intelligence, d’un vert si clair qu’il fit monter le rouge aux joues de l’Olympienne. Il l’avait compris, elle s’intéressait plus à lui qu’elle ne voulut l’admettre au marchand.
Elle prit un ton hésitant et se mordilla la lèvre inférieure, comme aux proies aux affres de l’indécision. Son subtil manège semblait agacer le marchand, mais il ne pouvait pas risquer de s’étendre plus longtemps. D’autant plus qu’il craignait quelque chose.


« Et bien, c’est une somme bien maigrelette que vous me proposez pour un couard doublé d’un simple d’esprit. Mais même à ce prix, je n’en veux pas… Son regard se détourna de l’éphèbe et alla au marchand.
Je vous en donne trois cent pièces. C’est tout ce que vous aurez de moi… »


Le marchand parut scandalisé.
« Trois cent pièces ? Mais foutredieux même un infirme saurait tirer le triple en une journée de ce gosse ! Je suis marchand mais pas idiot ma petite dame et si vous croyez pouvoir me rouler dans la farine je… je…

- Quatre cent et ce sera tout,
coupa la femme d’un ton cassant. Et surveillez vos manières, idiot, ou je vous fais trancher la langue. Vous n’en gagnerez pas plus et vous ne le vendrez nulle part. Les seules arènes restantes sont celles de mon époux, vous le savez. »


L’homme prit une mine énervée, mais la logique était sans faille. A cette équation, il ne trouverait d’autre solution. Un ange passa. Puis avec réticence, l’homme ouvrit la serrure et fit l’éphèbe descendre de sa cage. Hors des barreaux et de cet espace réduit qui l’engonçaient, il semblait beaucoup plus grand et plus fort qu’il n’y paraissait, gigantesque presque. L’Olympienne émit un petit couinement que là encore le Géant ne comprit guère. Le marché était déjà conclu de toute façon.
Le marchand accepta la promesse de se faire livrer l’argent par la suite, et se mit à remballer ses affaires, bien content d’avoir pu écouler son dernier stock d’esclaves. Il doutait que cela se reproduise.
L’éphèbe suivit la dame tranquillement, regardant autour de lui d’un air toujours aussi ébahi. La Dame soupira.


« J’espère juste que tu en vaux la peine, et que tu n’es pas un satané idiot comme tu sembles l’être. »


Le géant s’arrêta et baissa les yeux sur la petite créature dont il était maintenant la chose.


« Je ne suis pas stupide, pas plus que vous n’avez besoin de moi comme gladiateur », répliqua l’éphèbe d’une voix posée.
Les joues de l’Olympienne rosirent élégamment, et elle s’en alla d’un air fier. C’était il y a trente et un ans.



Je me relève avec lenteur de ma position accroupie. Felsen est enfin à mes côtés, je n’ai plus à grand-chose à ressasser maintenant.
Prêt pour le Sud ? Et je chasse les souvenirs de mon esprit.



olymp Par Anastase de Khylion  le 02/06/2009 à 00:33

HRP// Je ne sais pas pourquoi mais j'ai beaucoup apprécié ce texte. Un mélange de mystère, de tristesse et de violence. L'olympienne est à ce titre particulièrement envoutante. Ça donne envie de connaître la suite .



nain Par Ghormy - Roi des Nains  le 02/06/2009 à 09:00

HRP : J'ai adoré aussi ! Que va-t-il se passer ? La suiiiiiite !!



hs Par Sachiël  le 02/06/2009 à 09:30

HRP- Encore une merveilleuse chronique. Bonne continuation!



geant Par Sayan Köttor  le 29/10/2009 à 16:35

Hrp: Avant toute chose, cette suite est interdit au moins de 16ans. Pour ceux qui pourraient croire ou espérer des folles galipettes, je vous préviens, ce n'est pas ce qui arrivera dans cette suite.
La raison pour laquelle je préfère avertir, c'est parce qu'elle aborde des thèmes violents, durs et pas glops. Pour ceux qui veulent en savoir plus et savent ce qu'ils font, voici la suite.


Sayan était resté longtemps alité, après le rituel vaudou qui lui avait permis de prendre le contrôle du corps de Hardaway. Ereinté, le shaman avait passé son temps à dormir, penser, rêvasser, et comme d'habitude, le passé n'était pas loin..


Zut zut et rezut ! Par tous les Dieux tu me rends folle ? Folle tu entends ? N’existes-tu que dans le but de me nuire ? C’est ce que tu recherches Mak? Par le Styx tu m’énerves !
Alaura tempêtait, hurlait, s’époumonait en renversant tout sur son passage. Des vases de valeur se brisaient, des livres valsaient à travers la pièce, il semblait qu’une tornade s’était levée et se déchaînait dans toute sa fureur à l’intérieur de la pièce. Le dénommé Mak, jeune et beau géant dont elle avait fait l’acquisition il y a peu, la regardait sans réagir mais avec nervosité.
Son regard habituellement absent s’était fait encore plus vague, et il sautait d’un pied à l’autre comme un oiseau. Une vague de panique le submergea quand la colère de sa maîtresse tonna comme l’océan, claquant avec la violence des vagues qui se fracassent contre les rochers. Pris d’une peur incompréhensible face à ce déluge d’émotions, le géant trouva rapidement refuge dans un de ces jeux préférés. Silencieux, il s’accroupit et se mit à compter les débris de vase qui jonchaient le sol les uns après les autres. Son esprit vif mais mal maîtrisé allait malgré lui, et c’est tout naturellement que s’établit un classement par taille, forme et couleurs, classement que ses doigts soulignaient à mesure qu’ils effleuraient les trésors qu’ils trouvaient lors de ses aventures.
Quasi immédiatement, un sentiment de paix l’envahit, et son poitrail puissant s’était remis à battre avec calme, et sa respiration n’était plus hachée…
Soudain au fait du calme de son esclave, Alaura fronça les sourcils et regarda dans sa direction. Sa colère fondit aussitôt alors que ses épaules se voûtaient avec tristesse.
- Non. Non, fit-elle avec force sur un ton où perçait toujours, en demi-teinte, un reste de sa colère passée. Cependant, ce qui animait désormais la femme était une tristesse sourde et une compassion sans bornes, pareille à celle d’une mère devant son enfant mutilé. « J’ai dit non, Mak. Arrête, tu ne dois pas faire ça. C’est mal. Mal tu comprends ça ? »
Elle s’était penchée en face de lui, et avait pris ses mains, les écartant de ses joyaux d’argile. Aussitôt, l’angoisse l’engloutit et l’attira dans ses filets. Le regard de Mak balaya les environs d’un air paniqué, comme une proie aux aguets, le cou tordu d’une direction à l’autre. Quand les mains si douces de sa maîtresse se posèrent sur son visage, il eut la sensation qu’un étau se refermait sur son cœur et son corps se tendit comme un animal sauvage aux abois, prêt à jouer le tout pour le tout.
D’autres qu’Alaura aurait probablement pris ses distances vis-à-vis du fauve, mais, munie d’une volonté indéfectible, elle cherchait son regard et l’obligeait à lui rendre le sien.
« Mak, Mak, je suis là. Regarde-moi. J’ai dit regarde-moi. »
De guerre lasse, les perles vertes du jeune homme trouvèrent le chemin jusqu’aux yeux d’Alaura qui brûlaient d’une détermination farouche. Ils restèrent ainsi, comme suspendus au néant. Le temps sembla se figer pendant un trop court instant. Puis, la peur s’estompa soudain.
Un sanglot étouffé croassa hors de la bouche du jeune homme qui agrippa la femme dans ses bras forts mais maladroits. L’olympienne n’émit aucune contestation, rien de plus qu’un petit hoquet de surprise, et puis, bien maladroitement elle aussi, elle attira contre sa poitrine le géant agenouillé.

*

C’était une maladie bien étrange que celle du jeune géant. En Olympia, sa rareté et sa complexité l’avait hissée au rang de malédiction ou de superstition malvenue. Peu de gens la comprenait, dans un monde aussi bien huilé que celui-ci, géré par les Dieux et la magie. Quelque humain, s’il avait eu la chance de les rencontrer à cette période, aurait juré que ce « Mak » était atteint d’une forme étrange d’autisme. Ce n’était pas si éloigné de la réalité.
La tare du géant était sans contexte son intelligence. Son esprit était comme le magnétisme qui affolait la boussole : si terriblement grand qu’il en perdait ses repères. Là où un adulte aurait appris à s’approprier son entourage du fait de son intelligence et de son expérience, Mak en était simplement incapable. Cette arme à double tranchant faisait de chaque pièce, de chaque jardin, de chaque paysage où il marchait un gouffre abyssal où il pouvait chuter à tout moment. Le monde se résumait pour lui à une succession de formes géométriques, de calculs mathématiques et pour peu qu’il se concentrât sur quelque chose, un vase par exemple, il voyait déjà la composition de ses couleurs, le subtil dosage entre les matériaux qui le composaient, la nuance de ces reliefs, la structure qui en régissait l’agencement… Ces avalanches de données lui venaient avec une telle violence qu’il en avait le vertige : c’était comme recevoir un coup de matraque en pleine figure. Il en ressortait tout étourdi souvent, et bien incapable d’expliquer ou de maîtriser quoique ce soit. Au contraire il en était plus perdu encore.
Il en valait de même pour les relations « d’homme à homme ». Pour lui, les manigances des Olympiens et les complots de nobles se réduisaient à des équations qu’il résolvait sans même le comprendre. S’étant aperçu de ce talent, Alaura invitait souvent le jeune homme, qui était devenu son garde du corps officiel, a des réunions entre puissants. Son mutisme habituel rendait la farce d’autant plus crédible. Par la suite, elle lui demandait son opinion, qu’il livrait avec nonchalance et naïveté, sans gr and intérêt pour tout ça. Les vases s’avéraient être des sujets d’étude bien plus complexes.

« Et que crois-tu que nous devrions faire par rapport au Capitaine Elée ? Il semble de moins en moins enclin à supporter notre commerce, on dirait qu’il commence presque à culpabiliser... »
C’était par une après-midi ensoleillée qui oscillait entre le Chant du Renouveau et la Saison des Fruits. Un an ou deux avait passé depuis qu’il était le servant d’Alaura. Par bien des aspects, sa maladie avait desserré son emprise sur son esprit, et il arrivait presque à agir et à parler comme quelqu’un de normal dans ses meilleurs jours, mutisme embarrassant et regard fixe mis à part.
Le temps était clément. Des nuages d’un blanc floconneux s’étaient lancés dans une course éparse aux quatre coins du monde et se faisaient de plus en plus rares dans le ciel. Le froid mordant du serein avait mué en un courant frais et relaxant, presque tiède et le vent laissait courir ses longs doigts invisibles sur la peau frissonnante des deux humanoïdes. Dans ces moments, Mak aimait beaucoup rêvasser, et la question d’Alaura l’agaça.
« Nous ne pas devoir agir... devrions pas. L’ignorer. Le réprimander, dit-il d’un ton laborieux. Il plissa les sourcils et se concentra. Non pas pour réfléchir à ce qu’il allait dire, mais pour le formuler de façon plus claire. Plus policé. L’art du langage lui paraissait aussi sombre et peu rassurant qu’un puits mal éclairé. « Il est tout aussi impliqué dans votre commerce que vous ou votre mari. Il ne vous vendra jamais, ce serait signer son arrêt de mort , » conclut Mak après plus d’effort, avant de contempler d’un air absent la forme des nuages.
Alaura fit un sourire et minauda : cette réponse, elle la possédait déjà. Elle le testait simplement et cela aussi il le savait. Il y avait longtemps que ces tours et ces petites astuces étaient devenus lourds et maladroits.
« On rentre ? » demanda Alaura en lui agrippant le bras d’une voix cajoleuse et chaude.
Mak savait ce que cela signifiait : il n’appréciait pas ce dont elle semblait raffoler tant. Bien sûr, dans ces moments, un instinct animal le guidait et il s’y soumettait. Mais il se sentait mal à l’aise, abusé, comme un enfant à qui on arrachait un jouet en balayant ses efforts d’un geste impitoyable. L’apaisement et le plaisir que son corps ressentaient se disputait à une kyrielle d’émotions : peur, incompréhension, dégoût. Son esprit, si robuste et si acéré à l’extérieur, était d’une fragilité pathétique à l’intérieur : à chaque fois qu’elle lui faisait l’amour, il en ressortait meurtri, comme si une tornade s’était levée dans sa tête et avait tout saccagé.
Le contact d’autrui, les cris, tout cela était déjà un motif de terreur chez le jeune géant, mais ces séances étaient à la fois une torture et un plaisir. Alaura n’avait jamais compris la profondeur de sa maladie, dans son égocentrisme d’enfant gâtée : elle y voyait seulement une sorte de timidité exacerbée. De fait, elle ne pouvait pas comprendre à quel point elle réduisait l’esprit de l’éphèbe en pièces petit à petit, et que chacune de ces séances était un coup de butoir qui l’approchait dangereusement des limites qu’il pouvait supporter.
Il hésita avant de continuer :
« J’aimerais rester un petit peu plus à l’extérieur, il fait bon ce soir, » fit-il d’un ton implorant.
Parfois, ça fonctionnait. Parfois, elle le laissait simplement aller, comme une gouvernante magnanime allouait à l’enfant dont elle avait la charge quelques minutes de loisir supplémentaire. Pas cette fois. La douleur qui survint alors lui vrilla les tympans avec une telle violence qu’il mit genou à terre. C’était loin d’être une fabulation psychologique. Essentiellement physique, elle lui donna le sentiment terrible que sa souffrance n’était plus qu’un instrument qu’elle maniait à son bon vouloir.
Il avait déjà eu un aperçu de la magie d’Alaura par le passé. Il savait qu’il ne servait à rien de résister : elle aurait pu faire exploser les oreilles d’un homme par un froncement de sourcils. Littéralement.
« Allons, Mak, ne fais pas l’enfant. Nous sommes de grandes personnes. Tu es une grande personne. Tu sais ce que cela implique », roucoula-t-elle d’une voix suave, sa main glissa sur le poitrail puissant du géant.
Un frisson de peur l’électrisa. Pourtant il se sentait fasciné, attiré, happé. Un peu comme la proie face au serpent, incapable de se détacher de l’attrait qu’exerçait sur lui la prédatrice qu’elle était. Il n’avait jamais su si la magie olympienne, maîtrisée jusqu’aux arcanes, permettait la manipulation de l’esprit. Mais parfois, quand il revenait sur cette période de sa vie, le géant se disait souvent que c’était probablement le cas : à moins que son état de fragilité mentale n’eût été plus avancé qu’il ne le croyait jadis. Toujours est-il que ce jour là, il se leva, il n’opposa aucune résistance, comme à l’accoutumée, et ce fût le cœur lourd de peur et de dégoût qu’il se dirigea avec Alaura vers la chambre à coucher.
Les heures qui suivirent firent écho aux autres moments qu’il l’avait précédé. Comme si son corps agissait de lui-même, il guida son esprit sur un chemin vierge des vallons de l’inquiétude, de la peur et de la terreur. Comme un ami qui trahit dans le seul but d’aider, son corps lui transmit l’excitation, le plaisir. Mais quelque part, niché au plus profond de son cœur, une âme d’enfant criait à l’aide alors qu’un besoin pervers le laissait en lambeaux. Et puis, ce fut la fin, ni plus ni moins.
Alaura était chaude, brûlante. Son corps entier avait rosi, rougi, comme en proie à un incendie. Ses sourcils faisaient un angle bizarre, elle tremblait par endroits, et son visage luisait de plaisir.
« - Tu vois Mak... Ce n’était pas si gênant au final. »
Alaura s’interrompit en voyant où le visage du géant était dirigé. Les yeux dans le vague, un air absent, il contemplait un vase en répétant des mots à mi-voix. La courbe que faisait son dos arqué n’avait plus rien d’une contraction de plaisir, elle s’apparentait plus à celle d’un enfant qui tente de se recroqueviller.
« Mak ? répéta Alaura, soudainement soucieuse.
Le géant tressaillit, puis la regarda d’un air épouvanté et hagard.
« Je peux sortir ? »
Cette phrase déclencha une colère noire chez Alaura qui repoussa le géant furieusement en arrière. La masse lourde et puissante du géant s’ébranla à peine, mais suffisamment pour que l’Olympienne s’extirpe et commence à se rhabiller avec des gestes précipités et nerveux qui témoignaient à la fois d’une grande douleur et d’une fureur sans bornes, qu’elle ne pouvait diriger.
« Je ne voulais pas vous blesser, fit le géant d’un air doux, gagnant soudain en lucidité. Ce n’est pas de ma faute si ça me dérange…
Et bien tu n’auras qu’à aimer ça », rétorqua-t-elle d’un ton glacial, l’écume aux lèvres, avant de s’en aller en refermant les pans de sa toge.

Et l’esprit du jeune éphèbe, si aiguisé, si diablement perspicace, ne put s’empêcher de lui souffler à l’oreille que cette répartie cinglante ne suffisait pas à vernir la réalité. A mesure que, par amour égoïste, elle abusait de lui, Alaura devenait un monstre. Et cela la rongeait de l’intérieur.