Encore une nuit dans ce désert. Il avait, une fois de plus, délaissé la tente conjugale pour se retrouver l’obscurité glacée du désert. Cependant, il ne commit pas une nouvelle vois l’erreur de rester auprès du feu de camp. Il évita précautionneusement de faire le moindre bruit. Puis il gravit une dune adjacente au campement. Séléné et Adamant n'apparaîtraient pas immédiatement : les lunes étaient encore cachées par les monts de la Désolation, loin au sud. Cela augmentait la noirceur d’encre des cieux que seules les lueurs des étoiles tentaient de percer.

Il chérissait ces instants de solitude. Cette amie devenue proche à force de la côtoyer dans les Enfers et dans le monde des Esprits. L’obscurité dissimulerait ses pensées, emportant avec elle tous ses lourds secrets.

Nil lui avait montré la voie, certes. Il devait guider son peuple vers son destin. La Reine avait placé en lui toute sa confiance, son clan comptait sur lui. De nombreuses choses dépendaient de ses décisions. Quelle farce ! Toute cette pression, ce destin stupide ! Tout ce qui l’avait poussé droit dans ce piège qui se refermait.

Sans la Reine, ces Nobles imbus d’eux même enchaîneraient bévues sur bévues. Leur monde de paillettes et de luxe s’effondrerait le premier. Bâtie sur des fondations si dérisoires que l’on se demandait comment l’édifice avait pu tenir aussi longtemps, Na’Helli tomberait. Que ce soit sous les coups des Impériaux ou rongée de l’intérieur, la cité mourrait. Anastase le prouvait bien. Avec quelle aisance il manipulait la Juge ! Et les Consuls laissaient les choses se faire. Ces idiots menait leurs concitoyens vers l'annihilation avec une telle insouciance que le Chaman se demandait s’ils n’agissaient pas à dessein.

Les clans, suivraient. Le clan du Corbeau avait déjà totalement disparu de la surface, comme volatilisé par un sort. Les Cerfs n’en finissaient pas de succomber à la perversion des Nobles, à faire les quatre volontés de ces crétins vaniteux. Aileen, fragilisée par son esclavage, ne trouverait jamais le courage de s’opposer à la politique de ses prédécesseurs. Les Faucons, orgueilleux, survivraient un temps, il en avait la certitude. Mais eux aussi seraient appelés par l’abîme. Ils se reposaient tant sur Marcus que jamais ils ne remonteraient la pente.

Quant aux Loups... Ils s’étaient à peine réjouis de l’avènement de leur Chaman. Se doutaient-ils seulement de l’absurde tour que leur jouait Luwö en l’élisant lui, un régicide, l’instrument même de la peste qui rongeait les Elfes ? Ils disparaîtraient, eux aussi, très bientôt. Il en venait à se demander de qui il avait été le pion : No’Irin ou bien Elle ?

Pantin que l’on forçait à exécuter d’improbables cabrioles, il enrageait de savoir que les autres n’agissaient pas pour l’empêcher définitivement de nuire.

- C’est vous ! C’est vous ! C’est vous ! hurla-t-il, serant les poings.

- Et qu’avons-nous fait ? entendit-il derrière lui.

Cette voix. Il l’aurait reconnue entre mille. Il n’eut aucun besoin de se retourner pour savoir à qui il avait affaire. Pourtant, il fit volte face. Il plissa les yeux pour tenter de percer la pénombre.

La silhouette, complètement drapée de noir, semblait flotter dans ses vêtements, trop chétive pour les remplir. Son habituelle besace pendait sur son flanc. Il portait une longue tresse qui cascadait dans son dos. Le reste de ses cheveux bruns chutait sur ses épaulières en fourrure d’ours. Son bouc impeccablement taillé contrastait avec la finesse de son visage. Il fixait Elen, sans ciller, son regard aussi éclatant et puissant que jamais.

- Toi...
- Qu’avons-nous donc fait pour te déplaire, Ereinlen ?
- Rien ! Ils n’ont rien fait !
- Et c’est pour cela que tu nous maudis tous ?
- Ils n’ont rien fait, oui, et c’est pour cela que nous sommes condamnés ! Et toi le premier !

L’autre sembla prendre ces derniers mots pour une attaque personnelle. Il fit quelque pas vers le Chaman, sans pour autant quitter l’obscurité que lui offrait la dune. Ses gestes, fluides, emprunts de toute cette grâce qui avait fait la légende elfique contrastaient sévèrement avec ceux de Elen, saccadés et sans justesse.

- Ne me reproche pas tes échecs !
- Tu sais très bien que ce n’est pas de ça dont il est question !
- Et de quoi s’agit-il, alors, je te prie ?
- Tu m’as abandonné ! Et comme les autres, tu m’as laissé me démerder ! Comme les Ashkas du clan, comme les Intendants des autres, comme ces crétins de Nobles et comme...
- Je ne t’ai jamais abandonné. le coupa l’autre.

Ces paroles faisaient étrangement écho à celles qu’Elle lui avait énoncées avant leur affrontement. Il ne se laisserait pas berner une seconde fois. Luwö l’avait nommé Chaman ! Il savait parfaitement faire la distinction entre la vérité et le mensonge. Et l’autre n’allait certainement pas le convaincre du contraire.

- C’est toi qui m’as abandonné, Ereinlen...

C’en fut trop...

- EN-FOI-RÉ !! hurla le Chaman, bondissant sur son interlocuteur.

Ils chutèrent ensemble au pied de la dune. Elen frappa, frappa et frappa encore, étreignant d’une main les vêtements de l’autre.

- Enfoiré ! C’est toi ! C’est toi ! Tu aurais pu changer les choses ! Enfoiré !

Il martelait le visage de l’autre avec une telle rage ! Étrangement, il en éprouvait un certain soulagement. Cela devait presque... Presque jouissif. Il frappait, frappait, frappait. Il entendait parfois un petit craquement. L’odeur du sang emplissait ses narrines.

- Enfoiré ! C’est toi qui est parti, Kowü !

Il empoigna à deux mains les vêtements de l’autre, le soulevant pour rapprocher son visage du sien. Les étoiles étincelantes éclairèrent enfin les traits de son mentor : un crâne blanc, surmonté d’une peau pourrissante. Un rire profond jaillit du cadavre ambulant tandis que s’échappait de sa gorge :

- Non, Ereinlen. C’est toi qui t’es perdu.

Le rire se poursuivit, alors que le corps de son prédécesseur s’estompait, regagnant les obscurs recoins qu’il n’aurait jamais dû quitter. Au bout de quelques instants, alors que l’illusion s’était totalement évaporée, Elen se rendit compte que celui qui riait, c’était lui. Sa main gauche ensanglantée lui faisait un mal de chien : deux doigts s’étaient brisés tandis qu’il s’était déchaîné comme un dément contre le sable du désert de Yaacov.

Yaacov... Et ses illusions...

Alors qu’il faisait déjà chaud dans le désert comparativement aux latitudes plus hautes, les nuits s’avéraient encore glaciales. Souvent, le malchanceux qui peinait à trouver le sommeil ou qui l’avait trop léger pour bénéficier d’une nuit complète se retrouvait à charger le feu de camp d’une bûche ou deux, même si les réserves n’étaient pas infinies.

Isa n’était normalement pas dans ce cas-là. Elle s’habituait inconsciemment à cette compagnie forestière et à l’éloignement avec les territoires qu’elle connaissait. Aussi aurait-elle pu profiter de ses nuits sans la perspective proche d’arpenter de nouveau les sols cendreux des Enfers...
Son sommeil s’en trouvait malmené par des cauchemars peuplés de monstruosités, de combats dans cette atmosphère morbide et suffocante à laquelle ils avaient dû faire face. Elle revoyait aussi Elen persécuté par l’Ennemie - maintenant qu’elle savait ce qui s’était vraiment passé à l’Arche des Flammes, ses luttes contre un adversaire invisible, ses cris démentiels... Toujours ses cris...

Elle se redressa le coeur battant, des mèches collées à son front et à son cou, enfiévrée par ces tourments imaginaires... Mais les hurlements continuaient ! Son regard voilé des brumes du sommeil trouva difficilement le feu qui se mourait mais son faible éclairage suffirait à la guider. Encore empreinte de ses cauchemars, elle n’imagina pas une seule seconde qu’une autre personne puisse venir en aide au Chaman. Elle délaissa sa couverture et sans prendre le temps de mettre ses bottines s’élança en quelques foulées hors des limites du campement. La voix d’Elen la guida pour passer de petites dunes et ses ombres étalées à la faveur des Lunes contre les parois de sable douces et fuyantes furent bientôt les seules autres silhouettes qu’elle discerna...

Le Chaman, agenouillé sur le sol au pied d’une dune toute proche, serrait les poings, empreint d’une rage irrépressible. L’hébétude passée, cette rancoeur avait repris le dessus. Et la douleur de ses deux doigts brisés ne faisaient qu’augmenter l’intensité de cette sourde fureur qui s’était emparée de lui. Le sang séchait rapidement, le sable incrusté dans la plaie aidant. Cependant, les gouttes déjà tombées avait teinté le sol de vermeille qui, dans la pénombre, passeraient inaperçues.

La folie ? Peut-être. Comment aurait-il pu savoir, après tout. L’Ennemie l’avait peut-être leurré à tel point qu’elle le possédait plus complètement que jamais. Peut-être était-ce pour cela qu’il ne ressentait plus sa présence : si elle l’avait totalement englobé, elle était devenue son environnement. Après tout, ne le lui avait-elle pas dit maintes et maintes fois qu’il demeurait son esclave ?

- Elen ! Entendit le Chaman tandis qu’Isa l’apercevait.

L’Elfe sursauta mais il reconnut instantanément la voix de l’Olympienne. Presque sur le champ, sa respiration se calma. La boule dans sa poitrine sembla s’évaporer tandis que dans son esprit un calme exemplaire prenait place. Exactement comme après une tempête, en vérité.

Isa surplombait la dernière dune qui cachait l’Elfe des Lunes au reste du campement et se contenta de glisser jusqu’à lui, se retenant à peine de ses doigts qui griffaient le sable en quelques traits peu profonds.

- Grands Dieux, que se passe-t-il ? Demanda-t-elle doucement en lui prenant les épaules.

L’Elfe lança un regard interloqué à l’Olympienne, encore un peu hagard, comme s’il ne comprenait pas la question. Il se releva doucement. Il leva les yeux vers le ciel, pas plus d’un instant, avant d’ouvrir ses bras tout en faisant un pas vers elle et de l’attirer tout contre lui sans un mot ni brutalité aucune. Le geste lui sembla plus que naturel sur le moment. Il prit bien garde à ne pas tâcher les vêtements de l’Olympienne tandis qu’il l’enlaçait.

Isa fut en partie rassurée, Elen semblait calme à présent. Mais la surprise de se retrouver blottie contre lui se transforma bientôt en gêne. L’avait-il confondue avec Nil’nelia ? C’était possible, après ces cris qu’elle venait d’entendre qui ressemblaient tellement à ces crises horribles dont il avait souffert sous Zagnadar...

- Elen, c’est moi Isa... Tout va bien ? Vous m’avez fait peur... Lui demanda-t-elle d’une toute petite voix, espérant que la précision ne paraîtrait pas ridicule.

- Je suis navré, Isa. Je... J’ai fait un cauchemar... Voilà tout. Tu dois avoir froid, non ? lança-t-il, très désireux de clore l’incident.

Il pouvait compter sur elle, il le savait pertinemment. Sur elle, Aileen, Nil et Calith. Mais étrangement, c’était bel et bien la présence de l’Olympienne qui le rassurait le plus. Elle avait combattu à ses côtés. Et jamais elle n’avait failli ! Elle l’avait protégé contre ses pairs alors que rien ne l’y obligeait, finalement. Il lui prêtait une réserve de courage infinie !
La jeune femme releva la tête pour fixer longuement le Loup. Il y avait autre chose, elle le sentait. Depuis plusieurs jours Elen restait au mieux mystérieux, mais souvent taciturne et inquiet. Un cauchemar l’aurait réveillé comme elle en sueur au campement, pas ici au milieu des dunes à combattre les Dieux seuls savaient qui. Elle éluda la dernière question du Loup qui n’était qu’une façon déguisée de les faire retourner auprès des autres sans autre commentaire.

- Votre ami vous reprochait de tout vouloir gérer seul. Calith je crois... Vous continuez. Vous ne me ferez pas croire à un simple cauchemar Elen...

Les paroles de l’Olympienne lui firent l’effet d’une giffle. Calith lui avait reproché effectivement d’agir seul. Et il avait partiellement raison. Mais son homologue lui avait laissé certaines tâches qui ne l’intéressait pas, comme la gestion de la magie Opalescencia. Un art pour lequel il n’avait jamais eu de talent. Cependant, Isa disait vrai : il confiait bien peu de ses secrets à ses proches. Il choisissait volontairement de les laisser dans l’ignorance pour leur éviter divers dangers. Cela portait-il ses fruits ?

- Je... Tu... fit-il, resserrant son étreinte légèrement avant de plonger son regard dans celui de l’Olympienne. Tu... Tu veux vraiment savoir ?

Le cercle du corps et des bras du Loup se refermait étroitement sur Isa. Il était toujours impressionnant de par sa taille et l’aura qu’il dégageait. Sa chaleur tranchait avec le froid de l’air nocturne et elle s’y sentait bien. L’avait-il déjà tenue ainsi ? Elle ne s’en souvenait pas; c’était plus qu’improbable et pourtant... A cet instant, aucun autre endroit n’aurait eu sa préférence. Mais était-ce vraiment sa place ? Et ce regard qui ne la lâchait pas, avec un mélange d’intimité et de confiance qu’elle se sentait partager avec lui - certains Impériaux en pousseraient des cris d’orfraie.

Si tout n’était qu’une manoeuvre pour prendre l’ascendant sur elle et la faire renoncer, elle dut reconnaître qu’il avait toutes ses chances... Elle rassembla ses pensées. Il avait besoin d’une amie un peu plus tenace, de cela au moins était-elle certaine et elle tâcha de retrouver quelques arguments :

- Vous m’avez écrit pour me dire que vous vouliez parler de différentes choses. Et je vous ai dit que j’étais prête à tout entendre. Mais si... Mais si vous pensez que d’autres pourraient mieux vous répondre... Je ne veux pas m’immiscer si vous croyez que cela ne vous apporterait rien.

Mettait-elle volontairement cette distance entre eux ? Pourquoi ce vouvoiement si soudain ? Evidemment Elen ne pouvait pas savoir que sans ses notes, Isa ne pouvait pas se souvenir qu’ils avaient décidé de se tutoyer quelques jours auparavant. Les anciennes conventions réapparaissaient donc et semaient le doute dans l’esprit du Loup.

- Isa, ce que je tai dit, ce n’étais pas de faux compliments. J’ai confiance en toi. Et je...

Du sable dégringola du sommet de la dune. L’Intendante du clan du Cerf, éveillée par le départ de Isa du campement, se tenait au sommet, hébétée. Son sommeil s’était fait assez léger pour que les pas de l’Olympienne, couplés aux cris lointains, suffisent à la réveiller. Elle avait hésité un instant avant de la suivre mais lorsqu’elle avait reconnu la voix d’Elen au loin, elle n’avait pas tardé une seconde de plus. Malgré l’obscurité nocturne, elle n’avait pas eu de mal à les retrouver tout les deux, suivant simplement les traces de pas dans le sable. Elle ne savait pas à quoi s’attendre en les rejoignant, angoissée par les cris furieux qu’elle avait pu entendre. Malgré tout, elle ne s’était pas doutée un seul instant qu’elle les trouverait dans les bras l’un de l’autre... Mais que faisaient-ils au juste ?

Étrangement, elle se sentit de trop, à les voir là tout les deux et regretta un peu de les avoir dérangés. Cela dit... Elle pouvait voir du sang briller sur la main d’Elen, et ça, ça n’avait rien de rassurant.

- Je... Qu’est ce qu’il se passe...? Elen ? C’est toi qui... Qui a crié ?

Isa, Elen... Son regard passa de l’un à l’autre sans qu’elle comprenne quoi que ce soit de plus. Quelque part, une petite voix lui murmurait qu’elle aurait mieux fait de rester dormir... Elle fit mine de rebrousser chemin, incertaine sur la meilleure attitude à adopter.

- Euh... Excusez moi si j’vous dérange...

- Oh Aileen ! Vous aussi vous avez entendu. Suis-je inconsciente, je n’ai même pas pensé à réveiller vos amis...

Le regard de l’Olympiene alla de la jeune Cerf au Chaman, l’air penaud de n’avoir pas pris plus de précaution avant de rejoindre Elen : bien que les Enfers béent non loin, elle n’avait pas imaginé une seule seconde qu’il pouvait être attaqué par un bataillon de morts-vivants.

- Aileen... Ce... Ce... Ce n’est pas ce que tu crois... fit-il tout en tournant son visage vers la Cerf, sachant pertinemment que ce groupe de mots constituait un aveu pour presque tout le monde.

Cependant, il n’eut pas un instant l’idée de se séparer de l’Olympienne. Le froid ? Certainement pas. Pourquoi alors ? A dire vrai, il ne se souvenait même pas ce qui l’avait conduit à la prendre ainsi dans ses bras. Il savait juste qu’il en avait éprouvé le besoin, sur le moment. Et Isa ne s’était pas défendue pour autant. Leur amitié semblait claire, pour l’un comme pour l’autre. Du moins envisageait-il les choses ainsi.

- Ben... En fait je ne sais pas trop ce que je dois croire...

La situation lui semblait vraiment gênante, autant pour elle que pour les deux autres... Et la réaction d’Elen... En d’autres circonstances elle en aurait sûrement ri, mais en ce moment précis, elle lui trouvait plutôt un air coupable... Mais de quoi, d’ailleurs ?

Isa fronça les sourcils. C’est vrai que vu de l’extérieur...

- Ah mais rien du tout ! Fit-elle sans s’empêcher de rougir. Heureusement la nuit devrait la sauver d’un embarras supplémentaire. J’ai eu très peur, je le croyais blessé... Elen a voulu me rassurer, voilà tout. Et puis nous avons commencé à discuter...

Son regard alla de nouveau vers Elen. Profiterait-il de l’arrivée d’Aileen pour esquiver une conversation trop personnelle ou serait-ce l’occasion de se confier à des personnes de confiance ?

- Nous avons un peu de temps avant que les soleils se lèvent, nous pourrions rester encore un peu ici. Loin du campement et d’autres oreilles trop curieuses, finalement. Si vous voulez...

Elle s’écarta légèrement d’Elen, moins pour sauver les apparences que pour signifier à l’Elfe qu’elle ne cherchait pas à lui forcer la main. Ils pouvaient tous s’en retourner près du feu ou s'asseoir là en petit comité : la décision lui appartenait.

Celui-ci eut une imperceptible moue, comme s’il regrettait qu’Isa se fut détachée de lui. Elle le prenait de cours. Son esprit vif et agile mettait ce dernier en défaut.

Aileen resta silencieuse, ne sachant que dire. Elle fixa Elen d’un air vaguement étonné et même un peu réprobateur.

- Je suppose que je dois rien dire à Nil...?

Elle s’en abstiendrait si Elen le lui demandait. Mais ça ne l’enchantait pas vraiment d’être impliquée dans ce genre de secrets... Elle pourrait s’en mordre les doigts un jour.

- Elle... Elle est déjà au courant, Aileen, balbutia-t-il, déstabilisé. Enfin de ce dont parle Isa.

La Cerf pencha la tête sur le côté, encore plus perplexe... Est-ce qu’il n’avait pas compris de quoi elle parlait ? Ou alors elle se fourvoyait complètement et s’imaginait des choses qui n’avaient pas lieu d’être... Peut-être bien. Ca serait même mieux, en fait, se dit-elle. Elle haussa les épaules.

- Et vous... Vous parliez de quoi, en fait ? Si c’est trop personnel, j’veux pas vous déranger...

- Isa n’est pas là depuis longtemps, tu as dû la suivre de près. expliqua-t-il d’une voix plus assurée. Nous commencions à peine à discuter...

- Ha ? Juste... Discuter ?

La question n’était que pure boutade mais elle suscita un regard désolé d’Elen pour Isa sans qu’il sache vraiment pourquoi.

L’Intendante bataillait pour ne pas chuter tandis qu’elle se rapprochait d’eux - même si tomber dans le sable était toujours moins douloureux que sur un sol plus dur, ça n’en devenait pas pour autant agréable. Le Chaman lui tendit la main pour l’aider mais son geste fut vain car la jeune Elfe préféra s’arrêter à quelques pas du duo, attendant la suite : puisqu’elle avait si bien débuté dans cette voie, autant les déranger jusqu’au bout !

- Oui juste..., plaida-t-il dans un murmure à peine audible, discuter.

Le Chaman se laissa tomber en arrière, les fesses dans le sable de la dune, dépité par l’étrangeté de la situation. Parler avec Isa avait quelque chose de rassurant. Mais Aileen... Il avait tout fait pour qu’elle regagne son innocence perdue. Et à présent, s’il témoignait de son malaise devant elle, Aileen pourrait elle-même en arriver à remettre sa situation pourtant stabilisée en question. Après tout, sa situation à elle ne différait que très peu de la sienne.

La douleur dans sa main ensanglantée lui vrillait le cerveau. Il pinçait les lèvres, hésitant entre tout dire dès à présent et hurler de douleur. Dans un curieux réflexe, il décida de dissimuler son appendice blessé dans sa manche. Il fixa quelques instants le sable, ne sachant que dire. Qu’attendaient-elles de lui, finalement ? Et comment leur expliquer ? Les pensées virevoltaient dans sa tête sans qu’il puisse les mettre dans un ordre logique :

- Je ne sais pas très bien par où commencer...

- ... Elen, ça va pas ? Et ta main ?

Aileen s’accroupit dans le sable en face de lui, penchant vaguement la tête sur le côté : Le Loup n’avait pas l’air dans son assiette. Elle avait vite remarqué qu’il cherchait à dissimuler sa main blessée. Ce n’était peu-être qu’une bête écorchure mais avec Elen et sa tendance à cacher le pire, elle en doutait un peu...

Isa n’avait pas fait attention aux mains d’Elen lorsqu’il s’était relevé. Était-ce pour cela qu’il l’avait enlacée ? Comme à son habitude, pour taire ce qui l’affectait... Elle se sentit idiote et inutile. Aileen avait l’air de gérer aussi la laissa-t-elle faire. Il était de toute façon grand temps qu’elle fasse profil bas.

Le Chaman haussa les épaules, comme indifférent. Pourtant, la solicitude de la Cerf le touchait au plus profond de son être. Il tendit sa main à Aileen, pour toute réponse. La peau avait été arrachée à la surface de la plupart de ses doigts et sur sa main. La plaie, peu profonde, s’était néanmoins partiellement remplie de sable, la rendant aussi peu esthétique que possible.

C’est moche, se dit-elle en grimaçant. Puis elle demanda à voix haute : - Comment t’as fait ça ? Tu devrais faire attention... Je ne sais pas si on a emmené des médecins avec nous, je ne crois pas en fait... Mais tu peux pas rester comme ça. C’est peut être grave !

Pour ce qu’elle en savait, ça risquait de s’infecter si personne ne faisait rien. Et perdus comme ils l’étaient en plein milieu du désert, ils ne risquaient pas de pouvoir soigner efficacement une infection. Et elle n'ignorait pas que parfois, ce genre de blessures pouvaient dégénérer et devenir pire encore. Pas besoin d’être médecin pour savoir ça.

- Ne t’inquiète pas pour ça, Aileen. Ça va passer...

Kowü lui avait appris quelques-uns de ses trucs de médecine, de ses secrets d’alchimie, un savoir qu’il tenait d’on ne savait où. Cette blessure ne l’inquiétait pas outre mesure mais il se devait de rassurer la jeune femme. Aussi, il récupéra une des gourdes qui pendaient à ses côtés, la déboucha, en but une lampée puis la versa abondamment sur sa main, non sans grimacer.

Aileen recula instinctivement à l’odeur forte qui se dégageait du liquide. De l’alcool ? Au moins ça avait le mérite d’être radical. Elle ne pu s’empêcher de sourire en voyant les traits du Loup se déformer légèrement sous la douleur.

- Ça t’apprendra à faire n’importe quoi. elle soupira tandis que Elen haussait un sourcil, étonné. Et après on dit que c’est moi la sale gamine !

Puis, trouvant que la position accroupie n’était pas si confortable, elle imita Elen et s’assit au sol à son tour.

- Nous avons du miel dans les réserves, expliqua Isa d’une voix neutre qui s’accordait bien avec son regard désormais éteint, c’est idéal pour ce genre de blessures. On... Vous ferez un bandage au camp, une fois que vous l’aurez nettoyée convenablement. A l’eau je veux dire. Il faudra aussi vérifier que rien n’est cassé...

Isa accordait peu de crédit aux procédés de guérison typés “Nain” : un bout de bois coincé entre les dents et des ablutions de gnôle... Elle était loin d’imaginer qu’Elen les pratiquait. Mais un guerrier ne pouvait pas se permettre de mal soigner une main ou une perte de mobilité pourrait lui coûter la vie. C’est ce qu’ils apprenaient dans les écoles militaires de la Cité Blanche en tout cas, avait-elle lu dans plusieurs traités de médecine.

A la suite d’Aileen, elle s’assit promptement pour écouter Elen et referma ses bras autour de ses genoux car la fraîcheur des quelques heures avant l’aube commençait à mordre.

- Vous est-il déjà arrivé, à l’une ou à l’autre, d’avoir la certitude que vous ne méritez pas votre place ? demanda-t-il, entrant directement dans le vif du sujet. C’est mon cas.

Isa haussa les sourcils. Le Loup parlait-il de sa nouvelle fonction de Chaman ? Pensait-il qu’il l’avait usurpée ? Il lui avait pourtant expliqué que c’était son Totem qui choisissait... Isa ne pouvait guère comparer avec sa propre situation. Au mieux compagne d’armes après avoir été servante toute sa jeunesse, elle ne s’était jamais posé de questions sur la place qu’elle méritait.

Elle lança un regard à Aileen peut-être plus à même de répondre car c’était sa culture, après tout.

Aileen rendit son regard à l’Olympienne mais ne le soutint pas bien longtemps. Elle se mit à fixer ses chaussures, pensive. Elle ne pouvait pas en vouloir à Elen car elle aussi ressentait ça. Non, c’était à Eladar qu’elle en voulait. Il avait quitté le clan, sans rien dire à personne et avait juste laissé une pauvre lettre pour dire qu’il comptait sur elle... Les Cerfs avaient si peu réagi qu’elle avait dû accepter l’intendance du clan malgré elle. Elle s’efforçait de faire de son mieux pour plaire à tout le monde mais, du fait de sa jeunesse, beaucoup la remettaient sans cesse en question. Et c’était d’autant plus vrai depuis ses dernières “aventures” à Lardanium... Elle se frotta machinalement le nez avant de lever timidement le regard vers Elen.

-Oui... Moi, oui. Ca m’arrive... De plus en plus souvent, en fait... Des fois j’aimerais bien faire comme Eladar, juste partir, lâcher l’intendance sans rien dire à personne. Elle haussa les épaules. Je ne manquerais pas à grand monde après tout, vu le peu de soutien que j’ai au sein de mon clan. Et pourtant, je reste... Souvent je me demande bien pourquoi...

C’était la première fois qu’elle parlait comme ça de son poste. Elle n’en ressentait aucun soulagement, et même plutôt un peu de honte. Quelque part, elle se disait qu’elle aurait du être capable de s’en sortir et se montrer digne des espoirs qu’Eladar avait placés en elle... Pour peu qu’il ait attendu quelque chose... Et pourtant elle n’avait rien fait. Elle ne savait même pas ce qu’on attendait d’elle. Personne ne l’avait jamais vraiment conseillée sur la marche à suivre.

Elle tritura distraitement le sable à ses pieds, le laissant filer entre ses doigts, sans rien ajouter de plus.

Le Chaman ne fut absolument pas surpris par les “révélations” d’Aileen. En vérité, elle lui avait déjà confié plus ou moins directement le fardeau que lui inspirait sa condition. Pourtant, lui songeait exactement le contraire : il n’avait jamais vu une jeune femme plus à sa place qu’Aileen.

- Aileen... Ne raconte pas de bêtise. Plus que quiconque tu mérites d’être Intendante. Tu as la jeunesse, le courage, la ténacité, l’intelligence et la fougue qui sont nécessaires pour mener à bien ta mission. Rien ne me rend plus fier que de savoir que tu es à mes côtés. C’est toi qui m’as donné plus d’une fois la force de poursuivre. Je crois en toi, Aileen. Si Luwö le veut, ou plutôt le Grand Cerf, tu feras probablement un jour une Chamane exemplaire : drôle, pleine d’humour, sage et forte, prête à partager tes forces avec ton peuple. Quelqu’un sur qui les tiens pourront compter en toutes circonstances.

La Cerf détourna le regard rapidement, fixant l’horizon d’un air morose, ne sachant si Elen se moquait d’elle ou pas... Tant de compliments auraient du lui faire plaisir pourtant elle ne pouvait s’empêcher de tout nier en bloc.

-Non Elen, c’est pas vrai... C’est pas vrai, tout ça. Je suis trop imprudente pour supporter de pareilles responsabilités... Et tu as vu où ça m’a menée ?! J’en suis venue à ne même plus croire mes amis. J’ai été aveugle... Sans toi, je ne sais même pas où je serais en ce moment. Peut être encore en train de me faire manipuler comme une vulgaire marionnette ou je ne sais quoi d’autre. Elle secoua la tête, sourcils froncés. Et ne me parle même pas d’être chaman... C’est complètement irréaliste...

Le Chaman eut un rire jaune, tant Aileen se fourvoyait. Bien sûr qu’elle s’était un instant détournée de son chemin. Mais qui ne l’avait jamais fait ? Personne ne pouvait maintenir aveuglément un cap sans être attiré vers d’autres horizons. Mais tôt ou tard, on retrouve la route que l’on est censé suivre et le voyage se poursuit...

- Aileen ! Justement ! Tu fonces, tu ne te poses pas de questions. Tu n’as pas encore toutes ces barrières qui te limiteront à un moment donné ! Et c’est exactement ça qui te permettra un jour de mériter ta place, voire un statut plus élevé encore. Cette innocence que tu conserves au delà de tout ce que tu as vécu, c’est ça ton moteur, Aileen. Tu n’as pas encore connu toutes les atrocités qui jalonnent notre monde et qui vont tuer petit à petit tout ce que tu possèdes et c’est ce qui te rend différente des autres politiques...

Elen se força à sourire, tendant sa main valide vers Aileen pour la poser sur l’épaule de la jeune femme :

- Crois-moi, tu possèdes bel et bien en toi toutes les qualités pour devenir un jour la Chamane de ton clan...

Elle considéra la main d’Elen sans trop savoir quoi répondre. Sa mine s’était encore assombrie un peu plus aux mots du Chaman. Si ce qu’elle avait déjà vu et vécu n’étaient pas des “atrocités” alors à quoi pouvaient-elles ressembler en vérité ? Peut être qu’elle avait mal compris mais elle avait l’impression qu’Elen venait de lui dire qu’elle allait forcément finir par perdre ce qui, selon lui, la rendait différente. Inéluctablement... Et à vrai dire, ça ne l’enchantait pas vraiment.

- Et si ça arrive vraiment, à quel prix ça sera ? Tu le sais ça ? Qu’est que je vais perdre pour devenir comme les “autres” politiques ? Mon innocence, comme tu dis ?... A nouveau elle secoua la tête. J’en ai pas envie de tout ça, moi... Quelles atrocités je vais devoir encore vivre si je continue dans cette voie que tu veux me voir suivre ? Pour rien au monde je n’en ai envie...

Elle n’avait même pas remarqué qu’Elen s’était volontairement éloigné du sujet initial. En tout cas s’il s’efforçait de lui faire comprendre quelque chose, elle en était sûrement encore loin... Il persistait à voir en elle une future chamane mais elle ne comprenait même pas comment une idée pareille avait pu lui venir à l’esprit. Elle était trop jeune, trop inexpérimentée... Et même si elle s’était sentie prête à assumer ces responsabilités, la partie aurait encore été loin d’être gagnée. Les totems étaient les seuls capables de choisir leurs représentants directs.

Quelles atrocités ? Il hocha la tête à mesure qu’il se faisait mentalement la liste :

***** Des parents anormaux, un mentor taré et suicidaire, sombrer dans l’alcool, se faire manipuler par une nymphomane qui n’a cure des sentiments, perdre un être cher, se voir retirer la femme avec qui l’on voit l’avenir par une stupide guerre, savoir que le monde court à sa perte mais ne pas pouvoir agir, hâter la fin du monde par chacun de ses actes, voir ses amis disparaître un par un, devenir l’instrument d’une entité malveillante, tuer l’espoir et l’avenir de tout un peuple, usurper son titre, finir seul au milieu de tous les autres... et perdre la foi en l’avenir.*****

Il soupira, soudain très las.

- Je ne sais pas, Aileen. Mais quoi que le destin tente de t’arracher, je ferai tout pour l’en empêcher...

Elle ne répondit pas, se contentant de fixer le sol d’un air las. Ces quelques mots auraient pu lui faire plaisir en temps normal mais à cet instant, ils ne contribuaient qu’à la rendre plus triste. Elen ne remarqua pas l’état sentimental de son homologue, il lança un regard dans la direction de Isa, bien silencieuse depuis le début de la discussion.

- Et toi, Isa ? Que penses-tu de tout ça ?

- Moi ? Sursauta Isa qui glissait doucement, par empathie avec les deux Elfes, dans un douce mélancolie. Et bien... Que vous ne devriez pas être si tristes d’avoir hérité de ces responsabilités. Simplement parce que c’est vous qui serez à même de choisir, contrairement à tous ceux qui subissent uniquement. Alors évidemment, ça demande de l’énergie, de la patience... Des sacrifices. Mais ce sera aussi vos victoires et le bien que vous aurez amené à votre peuple. Et lorsque vous regarderez en arrière, vous en serez fiers. Non ?

Sa grand-mère l’aurait encore prise en flagrant délit de niaiserie ultime, comme elle aimait à critiquer. Mais tout ne pouvait pas être si noir lorsqu’on guidait les autres sur un chemin honorable.

Comment lui faire comprendre...

- Justement, Isa, quand je regarde en arrière, je ne vois que de mauvais choix. Chacune de mes décision n’a fait que hâter la fin et fortifier l’ennemie. J’ai conduit les éléments à s’affronter, provoquant la catastrophe qui a ébranlé nos terres. J’ai hâté la mort de mes frères lors de ma transe et créé une brèche pour l’ennemie entre le monde des esprits et celui des vivants. Et j’ai tué sa majesté la Reine, quoi qu’Aileen puisse répliquer. Et le pire, c’est que tout cela, je l’avais pressenti. Lorsque nous avons retrouvé cette statuette, Aileen, celle que les Géants voulaient aussi, et que nous avons effectué une transe pour purifier l’objet, tout cela nous est apparu, à Calith et à moi. Je savais et j’ai failli ! Et à présent, Luwö m'octroie ce titre qui devrait être celui de SA fille !
- Si... Si tout cela n’avait pas dû arriver, votre Reine vous l’aurait dit. Quand notre Impératrice voit que l’Héliée s’engage dans une voie qui ne lui convient pas, elle n’hésite pas à recadrer... Et autant dire qu’Isa n’aurait pas voulu être à la place des membres de l’Hémicycle dans ces moments-là. Votre Reine avait sûrement une perception aussi affûtée de tout ce qui se passait. Si elle a laissé faire, c’est que cela rentrait dans un schéma qu’elle avait prévu. Après tout, une autre divinité semble être réapparue. Je n’en sais pas beaucoup à ce sujet mais c’était peut-être important pour vous... Plus que... Plus que tout ce que vous avez dû endurer.

Isa fuit le regard d’Elen. Elle connaissait les souffrances qu’il avait subies et ne voulait pas qu’il croie qu’elle les minimisait. La mort de sa Reine avait dû être horrible... Mais si tout cela avait été voulu ?

Le Chaman baissa les yeux. Il n’était absolument pas certain que l’éveil de Gaïa soit favorable aux Elfes. Malgré toute l’assurance que No’irin Ka’tlin avait donné en ce sens. Tout ce qu’il connaissait, c’était les légendes elfiques concernant le retour de leur Reine. Tout cela, à présent, avait perdu tout son sens. Mais les paroles de Isa l’avaient curieusement réconforté. En un sens, c’était cela qu’il recherchait : l’honnêteté de quelqu’un qui ne le connaissait pas vraiment, tout au moins pas depuis longtemps.

- Je ne sais pas, Isa... Je ne sais pas...
- Votre Reine vous a laissé sciemment sur ce chemin; au bout duquel votre Totem vous a en quelque sorte récompensé. Je ne vois pas d'ambiguïté dans tout ceci. Vous devez l’accepter et aller de l’avant. Des fois... Les Dieux nous mettent dans des situations qui n’ont pas de sens. Pour nous. Mais nous n’avons pas à tout comprendre, il faut juste croire en des desseins plus grands et leur faire confiance.
- Tu crois vraiment ? demanda-t-il, toujours aussi mal assuré.

Elle hôcha simplement la tête. Toute sa vie elle s’était demandé pourquoi une si étrange malédiction l’avait frappée. Elle l’avait acceptée car elle savait ce qu’il en coûtait d’essayer de passer outre... On n’allait va pas contre les décisions des Dieux ou de ceux qui les côtoient, même si la raison n’était pas toujours limpide.

Aileen écoutait sans rien dire, se contentant de lancer un regard assassin à Elen lorsqu’il évoqua la reine. De tout le reste, elle ne savait pas vraiment quoi en penser. Dieux, totems, élémentaires... Est-ce qu’ils s’amusaient tous à les manipuler comme bon leur semblait ? Et si oui, alors à quoi pouvait bien rimer l’existence si ce n’était que pour servir de pion aux forces supérieures ?
Elle soupira et s’ébourriffa les cheveux des deux mains. Ca ne servait à rien de penser à ce genre de chose. Tout du moins ça ne l’avançait à rien. Mieux valait essayer d’aller de l’avant.

- Tu dois avoir raison, Isa...

L’analyse de la jeune femme se tenait. D’une certaine manière, elle corroborait ses propres pensées. Entre les mains habiles d’entités si puissantes et de volontés si profondes, il leur était impossible d’échapper à la route que l’on avait soigneusement tracée pour eux. Ils ne représentaient que des jouets. Des choses dont les puissants pouvaient aisément se débarrasser une fois leur utilité dépassée.

- Tu dois avoir raison... répéta-t-il.

Il sourit. Lorsque Kyneth serait en âge de prendre la direction du clan, il n’en doutait plus un seul instant, un malheur s’abattrait sur lui. Et s’il combattait pour conserver son titre, ce seraient ses proches qui le paieraient, probablement. Luwö avait bel et bien un plan : il ne serait que le lien entre les grands chamans du passé et celle à venir. Une transition qui n’aurait pas lieu de persister.

Son sourire s’élargit tandis qu’il se prenait à accepter cette étrange destinée. Nil, Aileen, Calith, Isa et les Loups... Ils seraient toujours là pour l’aider, tant que la mascarade durerait. Et avoir de tels compagnons lui semblait être le plus grand honneur que Luwö ait pu lui faire.

Et soudain il y eut un déclic dans son esprit. Il fronça les sourcils :

- Isa... Pourquoi me vouvoies-tu ? Nous étions d’accord, tu te souviens ? Tu devais me tutoyer...

L’Olympienne restée silencieuse un moment, tandis que chacun assemblait ses pensées, avait esquissé un sourire. Tout rentrait dans l’ordre, doucement. Elen avait l’air prêt à déposer enfin le lourd fardeau du passé. N’avait-il pas plein de projets avec son clan et son épouse ? Des choses qui lui avaient pour l’instant échappé. Et il saurait bien aider Aileen qui devait chercher sa propre voie.
La question du Chaman qui la sortait soudain du contexte de la discussion la surprit. Il s’agissait de répondre vite, sans avoir aucun élément fiable autre que l’affirmation du Loup :

- Oh... Pardon ! Oui c’est vrai... C’est le réveil un peu rude qui a fait revenir le naturel au galop...
- Eh bien alors n’hésite pas ! Pas de manières entre nous ! On a été dans la même galère pendant un temps, alors...

Elle eut une petite moue gênée et se frictionna les bras : le froid devenait vraiment désagréable et lui servait une excellente excuse pour se défiler. Il fallait absolument qu’elle relise ses notes avant de commettre d’autres erreurs. Effectivement, Elen et elle avaient partagé de longs moments mais le Loup s’en souvenait infiniment mieux qu’elle.

- Je sais Elen... Je ne voulais pas te vexer... Je vais retourner au camp avant d’attraper mal. Une couverture ne sera pas de trop. A plus tard !

Elle se leva, laissant les deux Elfes terminer leur conversation. Le Chaman la regarda s’éloigner un instant, comme s’il regrettait intensément son départ. Il s’absorba dans ses pensées, oubliant presque la présence de Aileen.
Il sursauta presque lorsqu’il se rendit compte de son évasion mentale, ajoutant :

- Nous ferions mieux de la suivre, Aileen...
-Ouais. T’as sans doute raison... Il fait pas très chaud, en fait !

Elle se leva, se débarrassant de la main du sable qui était resté accroché à ses vêtements. Elle allait tourner les talons pour retourner au campement mais s’arrêta net et pointa d’un doigt impérieux la main d’Elen.

- Et t’as pas intérêt à laisser ça comme ça sinon prends garde à toi ! ajouta-t-elle d’un ton faussement menaçant.

Elle fit volte face sans attendre la réaction d’Elen à ses mots et prit le large d’un pas vif, suivant en sens inverse les traces qu’ils avaient laissées en arrivant.

Elen demeura un instant figé. Avait-il rêvé la scène qui avait précédé ? Ou était-ce encore une manoeuvre qu’Elle avait imaginé pour le détruire ? Ces interrogations l’inquiétaient et cependant, il se sentait étrangement serein, après avoir discuté avec les deux jeunes femmes. Comme délivré d’un poids. Lorsqu’il retourna au campement, en dépit de la douleur lancinante dans sa main, son visage affichait un sourire...