Non loin du Lac de l’Etoile, dans l’un des nouveaux bâtiments des Éclats des Lunes

Elen en avait terminé avec une réunion aussi abrutissante qu’inutile avec les gardes de la tour. Évidemment, c’était là le devoir d’un Chef de faction que de dire à ses hommes quoi faire. Mais les instructions pour les jours à venir ressemblaient à s’y méprendre aux précédentes. Et qu’un tel évènement s’éternise à ce point lui coûtait, par Luwö !

Il n’avait qu’une hâte : rejoindre sa fiancée dans la chaleur agréable de leur lit. Décidément, elle déteignait sur lui ! Jadis, il ne se serait pas permis de finasser sous la couette, mais la douce étreinte de sa compagne lui était devenue bien plus essentielle que ses courses nocturnes en forêt ou que ses exercices matinaux. En somme, il s’anoblissait. Il grimaça à cette idée. Non : il appréciait le confort des bras de Isa. Tout simplement. Il n’en était pas au point de devenir aussi abruti que ces gens qui préféraient la pierre au bois...

Fichue réunion qui l’avait obligé à quitter à la fois le lit conjugal et les bras de la douce Olympienne. Et cela l’avait rendu particulièrement grognon. Les gardes en avaient pris pour leur grade, bien qu’il les ait discrètement félicités pour leur initiative vis à vis d’une certaine Juge, durant une certaine affaire de meurtre avéré...

Il s'apprêta à monter dans les étages, où se trouvaient les dortoirs, quand il entendit deux voix familières, en pleine discussion. Cela venait du réfectoire, là où déjeunaient les gardes et les quelques invités des Éclats. Isa papotait encore avec Aileen, comme elles commençaient à en prendre l’habitude. Il se sentit fier de voir à quel point sa fiancée s’était rapidement acclimatée aux us des Elfes des Lunes et à leur communauté.

Les jeunes femmes discutaient depuis un bon moment et la conversation avait glissé sur le futur mariage et la présence des proches du couple. Évidemment Isandre avait remporté haut la canne son lot de grimaces et Isa avait expliqué sans grand regret que ses parents ne sauraient probablement jamais rien de ses noces à venir.

- Et toi Aileen, tes parents ne seraient pas heureux que tu leur présentes Evonis ?
- Je ne sais pas trop, à vrai dire... Fit-elle, l’air songeur. Je ne leur en ai pas parlé pour le moment, mais il faudra bien que ça arrive un jour ! Ajouta-t-elle en riant.
- Rien que pour voir Evonis dans ses petits souliers devant eux, si j’étais toi, je n’hésiterais pas ! L’Ashka toujours si imposant rendu timide par les parents d’Aileen, ce pourrait être assez drôle... Mais Isa reprit un peu plus sérieusement.- Dis-moi... Tu as déjà rencontré les parents d’Elen ?
- Non... Mais je crois qu’ils ne vivent pas à la Tanière. Elen n’est pas très bavard à ce sujet et je n’ai pas envie de l’embêter avec ça !
- Hum... Je ne sais pas quoi faire. Si je dois insister pour les rencontrer ou...

Elen poussa la porte, d’un pas décidé, n’ayant absolument pas compris un broc de l’échange à travers la porte, et donna un bref baiser à sa fiancée en guise de bonjour avant de s’installer à leur table.

- Bonjour ! Vous êtes bien matinales ! Fit-il, pointant l’évidence.
- Comme si on traînassait habituellement jusqu’au zénith des Titans... Tu vas nous en faire une, de réputation !
- Oh mais traîner n’a pas que des inconvénients...
- Je plaide non-coupable ! Lâcha Aileen en plaisantant.
- Et toi, tu ne regrettes pas d’avoir filé à l’aube ? Insista la jeune femme, un petit sourire espiègle sur les lèvres.
- Pfff... Soupira-t-il. Ces gardes... Comme s’ils ne pouvaient pas se débrouiller sans consigne ! Répondit-il avec humeur avant de poser discrètement une main sur la cuisse de sa louve.

Il se saisit d’une miche de pain, son ventre menaçant de gargouiller bien moins discrètement s’il ne le remplissait pas sous peu. La réunion lui avait tout juste laissé le temps de se baigner dans le lac pour une brève toilette. Et la faim, elle, n’avait pas la politesse d’attendre son tour pour rentrer dans la conversation.

- Bon appétit ! Lui souhaita Aileen en voyant le Loup se saisir d’un air affamé d’une pauvre miche de pain innocente.
- Merchi... Il avala ce qu’il avait en bouche avant de poursuivre : Vous parliez de quoi ?
- Des gens qui s’étouffent en mangeant trop vite. Répondit la Cerf avec un sourire malicieux, non sans songer qu’elle-même avait parfois tendance à se laisser emporter par son appétit.

Isa rit en entendant Aileen et une main de ses mains vint rejoindre tendrement celle de son fiancé sur sa jambe :

- On pourra toujours en reparler ce soir Elen. Elle ne voulait pas le mettre mal à l’aise avec un sujet aussi privé devant tout le monde. Un peu d’eau ?
- Choit... Répondit-il, avalant une nouvelle bouchée. Euh... Oui, s’il-te-plait. Il prit ensuite un ton faussement solennel : Isa, à présent que tu es une Louve, il te faut un professeur !
- Pour ? Lui demanda-t-elle, les sourcils relevés tandis qu’elle remplissait un gobelet devant le Chaman.
- Apprendre les rites et les traditions du clan ! Et les transes, bien sûr. Expliqua-t-il avant de dévorer un biscuit sec.
- Oh ! Oui... Tu sais j’ai beaucoup progressé sur la culture des Loups... Elle se doutait bien que cela était encore très insuffisant mais depuis qu’Elen lui avait posé son Saïka et qu’elle avait vu à quel point la frontière était mince avec le monde des esprits, elle craignait de s’aventurer trop loin dans ce domaine inconnu.
- Je sais, ma douce. Et en tant que Chaman je me dois de désigner un instructeur approprié, en toute impartialité, pour qu’il te guide jusqu’au prestigieux rang d’Ashka !
- Tu crois ? Mais... Elle n’arrivait pas à savoir si Elen plaisantait mais la perspective de pratiquer pour de bon les transes l’effrayait.
- Évidemment ! Et je sais déjà qui je vais nommer pour cette importante tâche !
- Qui ?... Demanda-t-elle d’une toute petite voix, voyant qu’elle n’y couperait pas.
- J’ai décidé de nommer l’Ashka Elen Adrakil officiel de l’Edoniel Isa. Il aura pour tâche de te suivre et de ne jamais te quitter, de s’assurer de ta sécurité vis-à-vis du monde des esprits jusqu’à ce que tu en maîtrises les connexions et de t’enseigner tout ce qu’il jugera utile et intéressant pour ton développement personnel. Acheva-t-il, sur un air toujours aussi sérieux, bien que de sa main, encore sur la cuisse de la jeune femme, il caressât celle de l’Olympienne.

La tirade ostentatoire du Chaman avait laissé Isa pantoise. Elle avait eu l’impression de rétrécir sous l’avalanche de mots cérémonieux.

- Ah ! Tu ne pouvais pas le dire plus tôt ? Fit-elle lorsqu’elle perçut qu’Elen avait voulu plaisanter, du moins en partie.
- Et gâcher mon effet ? Jamais de la vie ! Tu veux bien, sinon ? Que je sois ton Adrakil ?
- Et bien... Si le Chaman l’exige, je me ferai à cette idée, Elen... Répondit-elle, avec un air faussement résigné, en guise de revanche. Mais... Tu penses vraiment que je peux y arriver ?
- Il n’y a pas de raison que tu ne t’en sortes pas aussi bien que les autres... Tu es intelligente, douée pour la magie, capable de t’adapter et tu apprends vite. Je n’ai aucun doute : tu seras parfaite !
- D’accord...

Au fond d’elle-même, elle savait bien qu’elle devrait maîtriser cette sorte de nouvel agencement dont ses énergies s’étaient accommodées. Depuis le rituel précédent, elle n’avait plus tenté de lancer un sort, de peur de réactions étranges... Et elle ne pouvait pas se priver de son seul moyen de défense plus longtemps. Elle tâcha d’esquisser un sourire confiant :

- Alors on commence quand, Adrakil Elen ?
- Rhooo ! Adrakil, c’est pas un titre ! Appelle-moi plutôt “mon p’tit loup” !

La jeune femme rit de nouveau.

- Tout l’art d’asseoir son autorité... J’espère que ce n’est pas ta première leçon !
- Bah je suis pas ton supérieur. Je suis plutôt ton compagnon de route sur cette voie nouvelle !
- Oh bon, comme toujours en somme... Ses bras se refermèrent autour du cou d’Elen avant qu’elle ne l’embrasse tendrement.
- Pour te répondre, on va commencer immédiatement, si Aileen veut bien encore patienter quelques minutes.
- Hein ? Patienter pour quoi ? s’étonna la Cerf, entre deux bouchées. Elle avait suivi les échanges non sans rire au ton si solennel d’Elen lors de son annonce à Isa... J’veux pas vous déranger, hein, vous faites ce que vous voulez ! Ajouta-t-elle en feignant la gêne.
- Je crois qu’Elen veut t’embarquer dans sa classe. Ca ne te dit pas, une formation sur les transes ?
- Heu... Ben, si... Fit la Cerf, un peu surprise... Elle même n’avait pas encore commencé cette partie-là de son apprentissage. Mais bon, j’y connais pas grand chose...
- Et bien on est deux !
- Au moins on pourra se serrer les coudes ! Répondit-elle avec un clin d’oeil.

Pendant ce temps, Elen farfouilla dans sa besace et en tira une belle et longue boîte en bois qu’il tendit à sa belle. Il avait pris grand soin de la décorer par des courbes qui ceignaient avec harmonie les faces de l’objet.

- Merci ! Fit l’Olympienne, affichant toutefois une certaine sa surprise.

Elle ouvrit le boîtier avec précaution. A l’intérieur, dans son écrin de velours carmin, était nichée une flûte en bois clair.

- Il y a aussi des cours de flûte au programme ? Demanda-t-elle en prenant l’instrument délicatement.
- Ça aide à trouver le calme intérieur... Enfin c’était ce qu’il disait.
- Kowü ?
- Lui-même. Répondit-il avec un grand sourire. Au pire tu auras ta propre flûte et nous pourrons jouer ensemble !
- Ah ! Je savais bien que tu n’aimais pas quand je chante ! Lança-t-elle pour plaisanter.
- Bah, bah, bah ! Le chant fera partie de ta formation. Le chant, la flûte, la cornemuse, la danse, l’astronomie, les plantes, le travail du bois... S’interrompit-il, la liste étant bien trop longue.
- Tout ça ? Mais... Ça va durer des années ! Si je fais un peu de charme à mon professeur, tu crois qu’il fera l’impasse sur quelques disciplines ? Dit-elle en prenant un regard de biche.
- Humph... Je suis sûr que tu pourras t’arranger avec lui... Lui assura-t-il.

Aileen se pencha vers Elen et murmura :

- Vendu...

- Que veux-tu... Je ne peux pas lutter...

- Rhoo je négocie un peu pour toi aussi Aileen ! L’Olympienne afficha un petit air satisfait.

- Ha mais je ne suis pas une louve, moi ! Le chant et la flûte c’est pas pour moi !

- Et c’est quoi chez les Cerfs alors ? Je suis sûre qu’il y a aussi tout un tas de choses à savoir ! Aileen n’allait pas s’en tirer si facilement !

- Ben ça dépend surtout de l’Adrakil... Même si certaines choses restent communes, la plupart du temps. Comme l’histoire des clans, l’art des transes... Et assez souvent, dans mon clan, on apprend aussi la pyrotechnie... C’est pas facile, mine de rien ! Expliqua-t-elle.

- Grands Dieux ! J’espère que vos apprentis sont doués, c’est dangereux !

- Et ça ne t’ennuie pas si je t’aide avec les transes, Aileen ?

- Non pas du tout !

- Bon alors tu as tes deux étudiantes, Elen... Bon courage ! Lui souhaita-t-elle en riant.

- Aileen n’a besoin que de quelques perfectionnements... Et toi... Tu atteindras la perfection bientôt ! Promis !

Aileen acquiesça vaguement d’un signe de tête, tout en se grattant le nez. Elle doutait de n’avoir besoin “que” de quelques perfectionnements... Elle n’avait jamais fait de transes et, selon elle, Elen la surestimait grandement.

- Tu vois Aileen, notre professeur est déjà très fier de nous alors que nous n’avons même pas commencé ! On n’a pas à s’en faire !

- Elle te plait, Isa ?

- Bien sûr ! J’ai intérêt à apprendre vite pour lui faire honneur. La boîte est magnifique aussi ! On dirait un coffret à bijoux.

Il lui adressa un sourire radieux avant de l’embrasser tendrement. Il semblait plus que flatté de savoir que son présent plaisait à sa fiancée. Il avait longuement travaillé à tailler cet instrument, afin de tenter d’égaler la magnificence de celle que posséda Kowü. Pour sa future épouse si idéale à ses yeux, rien d’autre qu’un instrument aussi parfait qu’elle ne pouvait convenir !

Aileen ne retint pas un sourire amusé en les regardant roucouler quelques instants puis elle revint à son assiette qu’elle n’avait pas encore vidée et s’y employa prestement.

- Bon, bon... D’abord, il faut qu’on trouve un endroit calme. Pour vous...

- Dedans ou dehors ? Les coins calmes en forêt ne manquaient pas avec la froidure qui s’imposait encore, mais cela tentait moyennement l’Olympienne.

- C’est un cours, pas de la torture ! On va se trouver une place dedans.

- Et puis Elen ne te laisserait jamais aux prises avec le froid, Isa... Ajouta Aileen avec un sourire, s’étirant de tout son long après avoir mangé.

- Ah oui, c’est sûr que du coup, ça serait forcément moins calme...

Le Loup quitta son siège.

- Je pense que notre chambre conviendra, non ?

- Ha, alors je vais peut-être vous laisser ! Fit la Cerf, jetant un regard entendu à Isa.

- Et ta transe alors ?

- Mais non ! Rhalala ! Ou la tienne si tu préfères ?

- Ha, je plaisante, Elen, t’es pas drôle ! On fait comme vous voulez, ça me va.

- Parfait ! En route ! Fit-il, entousiaste.

Les élèves récupérèrent leurs affaires pour suivre leur nouvel Adrakil. Les choses sérieuses allaient commencer.

Aileen tachait de ne pas trop avoir l’air de s’inquiéter mais c’était pourtant le cas. Il fallait avouer qu’elle n’en menait pas large... Même si les évènements liées à L’Ennemie étaient terminés et que le monde des esprits était maintenant libre de Son influence, elle ne pouvait s’empêcher de s’imaginer le pire, même avec un Chaman et une autre élève à ses côtés...

Une fois arrivés dans la chambre, il les invita à s’installer sur le lit, tandis qu’il ramenait un tableau en ardoise de la salle de commandement. Il l’installa face aux deux jeunes femmes. Isa prévit de quoi écrire.

- Aileen, as-tu des bases sur le monde des esprits ?
- Quelques-unes, oui... Fit la Cerf avec un signe de tête, d’un air mal assuré...
- Bien... Alors ça sera facile pour toi !

La jeune femme haussa un sourcil, sans trop comprendre. Facile..? Qu’est ce qu’il avait encore, comme idée ?
Le Loup fit quelques pas à la recherche d’une craie. Bon sang, il les avait oubliées ! Quelle truffe il faisait ! Il courut rapidement vers la salle d’où il avait tiré le tableau, et revint avec de belles craies blanches.
Malgré son inquiétude évidente quant à la suite, Aileen ne put s’empêcher d’étouffer un rire quand le chaman revint au pas de course avec les bâtonnets.

- Bon alors... Le monde des esprits... Hum... C’est un peu comme un mille-feuilles. Il y a un nombre infini de strates. Chacune séparée de la suivante par une barrière, qui s’épaissit à mesure que l’on s’enfonce. En franchissant cette barrière, on doit garder à l’esprit qu’il faudra recommencer au retour. Et à ce moment-là, nous avons généralement moins d’énergie. Le plus simple pour palier à ce problème, c’est d’avoir une ancre. Les Icarios, par exemple, facilitent le retour et constituent un lien avec le monde des vivants. C’est aussi une forme de transe, extrêmement légère. Isa, c’est ça que je vais t’apprendre, à chanter les Icarios. Pendant ce temps, Aileen ira visiter les premières strates du monde des esprits. Je l’accompagnerai. Bien sûr, je serai prêt à remonter, pour t’aider, en cas de besoin. Mais tout devrait bien se dérouler.
Autre chose, dans le monde des esprits, la perception du temps n’est pas du tout la même qu’ici : plus profondément vous serez dans le monde des esprits, plus le temps vous paraîtra dilaté. Quant aux sens, ils seront inutiles : la perception des sons, des odeurs et des images est propre au monde des mortels. Cela dit, une fois là-bas, une visibilité nouvelle nous permet de nous orienter, de sentir les strates, de sentir les esprits, de voir les fluctuations d’énergie qu’ils provoquent.

Tout en expliquant, Elen dessinait des schémas au tableau, illustrant son propos, avec des gestes précis et une écriture pleine de finesse. Le Loup avait passé de nombreuses années à améliorer sa calligraphie. Et cela portait ses fruits. Ses dessins, eux, semblaient bien plus brouillons en comparaison : Elen n’avait aucun talent dans ce domaine !
Aileen écoutait attentivement les explications, silencieuse. En tant que Bakany, elle connaissait déjà sur le bout des doigts ce qu’Elen expliquait mais sans doute parce qu’elle s’inquiétait, elle craignait d’avoir oublié un détail essentiel qui pourrait lui coûter cher. Au moins, savoir qu’Elen l’accompagnerait contribuait à la rassurer un peu. Lui en savait long sur le monde des esprits, il voyagerait en terrain connu, contrairement à elle. Mais malgré son angoisse, elle devait bien avouer qu’elle était curieuse de voir à quoi pouvait bien ressembler le monde des esprits.

- Mais... Pendant que vous serez là-bas, je ne pourrai pas vous voir ? Comment je fais pour savoir si les chants fonctionnent ou pour choisir celui qui convient ?
- Si les chants fonctionnent, nous reviendrons, et tu sentiras nos énergies revenir vers nos corps. Il y a des signes qui ne trompent pas. Lorsque la transe est profonde, le coeur semble arrêté, la respiration est presque imperceptible. Bien sûr nous n’irons pas jusque là, mais des mouvements et murmures sont des indices qui indiquent notre retour. Les Icarios, Isa, sont la première chose que nous apprenons à nos apprentis. C’est ce qu’il y a de plus facile, en fait, à maîtriser parce que cela n’établit pas un lien complet avec le monde des esprits. C’est l’état de transe le plus léger, à mi-chemin entre la première strate et notre monde. Mais cela peut permettre à un enfant de sauver un Ashka millénaire qui se serait perdu dans le monde des esprits. C’est en cela que c’est important.
- D’accord... Donc il faut surveiller attentivement. Et... Je ne risque pas de... Tomber dedans ? Elen lui avait dit que ça lui était arrivé lorsqu’il lui avait posé le Saïka.
- Non. Je ne pense pas. Et quand bien même cela arriverait, je le sentirais immédiatement : tes chants cesseraient, et nous perdrions notre ancre. Je ne te laisserai jamais te perdre, Isa. Jamais.
- Je sais bien Elen. Lui répondit-elle avec un sourire confiant.J’espère juste ne pas faire de bêtise.
”J’espère que je n’en ferai pas non plus... Songea Aileen toujours aussi peu rassurée.

Son esprit commençait déjà à lui faire imaginer le pire malgré toute la bonne volonté qu’elle mobilisait pour rester sereine. Et si elle ne sentait pas les barrières entre les strates et qu’elle allait trop loin ? Si elle n’avait plus assez d’énergie pour revenir au monde des vivants ? Non, non. C’était absurde. Elen empêcherait ça, si ça devait arriver. Il devait savoir quoi faire, lui... Enfin, elle l’espérait, tout du moins. Et s’il se passait la même chose qu’avec Amhand ? Le Corbeau avait failli y rester lors de sa première transe... Non, c’était absurde de penser à ça. Il en était revenu, de toute façon. Avec quelques côtes cassées, certes, mais il en était revenu. Elle lâcha un long soupir et fit de son mieux pour chasser ces idées et reprendre son calme. Après tout, Amhand avait agi seul. Il n’avait pas eu de chaman pour l’accompagner et il avait tenté un contact avec une créature dont il ne connaissait rien... Un plan sacrément risqué, en somme. Aileen ne se lançait pas dans une entreprise aussi dangereuse, c’était certain.

”Ca se passera bien, il n’y a pas à s’inquiéter.” Réussit-elle à se persuader. Plus ou moins... Et le monde des Esprits était désormais libre de toute influence extérieure. Il n’y avait rien à craindre...

- Voilà déjà les bases qu’il faut connaître. Cependant, il est bon d’avoir une idée de ce que l’on peut rencontrer. Les Totems sont généralement amicaux. Et ils ne se montrent qu’aux membres de leurs clans. Les esprits, eux, peuvent très bien être mauvais et agressifs ou bons et avenants. Ne pouvant nous atteindre physiquement, ils utiliseront des visions. Or, lors d’une transe, nous interagissons toujours avec plusieurs esprits, en plus du Totem. Par conséquent, les visions que nous renvoient les Totems sont parasitées par celles des esprits. L’interprétation, une fois que nous sommes revenus dans nos corps, est d’une importance capitale. Il faut apprendre à reconnaître ce qui provient des Totems, des esprits qui cherchent à nous effrayer ou des esprits de bien.
- Ça, je te laisserai faire... Fit Aileen avec un sourire mi-figue mi-raisin. Elle n’avait encore jamais eu l’occasion de se lancer dans l’interprétation des visions issues des transes...
- Vous verrez la même chose ? Ou les esprits peuvent choisir de n’envoyer des visions qu’à l’un de vous ?
- Généralement, dans les transes communes, chacun voit la même chose. Mais il peut arriver, rarement, que les visions diffèrent. Il n’y a pas de règles.

Isa hocha la tête, pour signifier qu’elle avait compris. Néanmoins, elle préférait sa place à celle d’Aileen.

- Quant à rester bloqué dans le monde des esprits... C’est une option à laquelle il ne vaut mieux pas songer... Errer une éternité dans les strates inférieures, en attendant que le corps normalement hôte de l’esprit finisse par être emporté par Hadès... Ce sort n’avait rien d’enviable.

Aileen ne retint pas un rire bref en l’entendant dire ça. Y penser, elle l’avait déjà fait depuis belle lurette à vrai dire. Mais l’expérience ne la tentait pas vraiment.

Quant à Isa, elle réalisait à quel point l’enseignement d’Elen pouvait être important. Coincé, il aurait pu l’être la fois où il s’était écroulé, en proie à une transe involontaire. Et elle n’avait pas su quoi faire... Sa mine s’assombrit.

- Ah, et une dernière chose : plus profond on est dans une transe, moins l’on songe à remonter. C’est comme cela que l’esprit s’égare. Et c’est là que l’on a besoin d’une ancre puissante, idéalement accompagnée par des Icarios.

- Tu dis ça pour me faire peur ? Fit Aileen, en pure bravade. Elle avait déjà peur, en réalité. Surtout après avoir entendu ça...

- Bien sûr que non. Mais le monde des esprits est dangereux. Le meilleur moyen de se défendre contre un danger, c’est de le connaître en premier lieu. Il observa les réactions des deux jeunes femmes, avant de poursuivre : Vous pouvez d’ores et déjà réfléchir à une ancre, que vous pourrez tester sur les strates supérieures. Si elle fonctionne, elle affaiblira les barrières entre les strates pour le retour. Pour qu’elle soit efficace, il faut qu’elle représente pour vous un lien extrêmement fort vers le monde des vivants. Une ancre est unique : chacun a sa propre conception de la chose. Personne ne peut vous aider à la concevoir.

- Je ne savais pas que ça existait, ça...

- Oh... Euh... Disons que c’est un procédé rare, puisqu’il implique d’effectuer des transes seul. C’est en substitution aux Icarios. Le procédé a été inventé par les Loups aux Temps de la Nuit, lorsque nous n’avions pas de Chaman pour nous guider et qu’il fallait chercher Luwö toujours plus profondément dans les strates du monde des esprits. Et, bien sûr, à cette époque, nous n’avions que très peu de membres dans le clan. Les transes en solitaire se sont multipliées. Les Corbeaux ont repris le concept et l’ont amélioré. Mais c’est tombé en désuétude, les clans s’étant renforcés après la guerre contre le Dément. Le procédé a été oublié. Kowü en a retrouvé une trace. Il a perfectionné à son tour le procédé. Et j’ai eu... Hum... Plusieurs fois l’occasion de l’utiliser aussi. Expliqua-t-il songeant aux transes en solitaire qu’il avait effectuées depuis ces dernières années. On peut dire que c’est un procédé inconnu des autres clans, car aucun ne conserve d’archives comme nous. Mais cela me semble tellement utile... Plus cela se transmettra plus sûr sera le monde des esprits.

- Ha, d’accord... Alors j’y réfléchirai, promis ! Fit la Cerf avec un sourire.

- Ça doit être un objet ? Ou... Isa ne comprenait pas vraiment ce à quoi pouvait ressembler cette fameuse ancre. Mais visiblement, il serait dommage de s’en priver.

- Ou un sentiment. Ou une personne. Quelque chose que tu ne veux perdre sous aucun prétexte. Qui te rappelle ce pourquoi tu vis.

- Oh ! Je vois. Fit-elle en prenant quelques couleurs.

- Ça doit être évident. En fait. Tellement évident que même au plus profond du monde des esprits, lorsque tu ne sembles plus avoir de raison de revenir, que cela t’a ôté toute envie de refaire un pas vers ton corps, ça et seulement ça te revient à l’esprit. Et c’est ce qui te ramène. Tenta-t-il d’expliquer.

- Je pense que je trouverai sans trop de problème alors. Lui confia-t-elle avec un petit sourire, certaine que son amour pour Elen pourrait la faire revenir de n’importe où, des Enfers ou du fin fond du monde des esprits, s’il le fallait. Et toi, c’est quoi ?

Elen s'éclaircit la gorge, rougissant comme une pivoine, avec un regard suffisamment éloquent vers Isa pour qu’elle comprenne. Son ancre c’était elle, ou plutôt les sentiments qu’il éprouvait pour elle. Il n’avait rien trouver de plus solide pour le rattacher à son corps. Rien d’autre que cela n’aurait pu le convaincre de revenir vers les vivants.

Isa haussa un sourcil en devinant d’après la réaction du Loup. Elle aurait imaginé qu’Elen s’était attaché à quelque chose de plus ancien, comme son clan ou le souvenir de Kowü...

De son côté, Aileen ne prêtait plus vraiment attention à leur discussion, déjà en train de réfléchir à ce que pourrait être son ancre. Il ne fallait pas prendre cela à la légère après tout. Elle en oubliait presque la raison de leur présence ici, à tout les trois. Quelque chose qu’elle ne voudrait perdre sous aucun prétexte... Beaucoup de choses lui venaient à l’esprit, à vrai dire... Son clan, ses amis... Evonis... Mais est- ce que ça suffirait ? Elle ne savait pas trop, à vrai dire... Ou peut-être tout ça à la fois ? Elle haussa les épaules, machinalement. De toute façon, elle n’avait pas l’intention de se lancer dans des transes en solitaire avant un bon moment. Elle aurait le temps d’y penser, d’ici là.

- Plus qu’à apprendre les chants alors, avant que vous ne partiez en balade ?

- Oui... On dirait qu’il ne reste plus que ça avant d’y aller... Fit Aileen, ne semblant pas très sûre d’elle. Prête, Isa ? On compte sur toi ! Ajouta-t-elle avec un clin d’oeil. Elle se tourna ensuite vers Elen, attendant la suite des instructions. Après tout, c’était lui le professeur !

- C’est gentil de ne pas me mettre la pression !

- Ho, ne t’inquiète pas, tu n’es pas la seule à subir ça, je ne suis pas très rassurée non plus, à vrai dire. Mais bon, ça devrait aller !

- Oui, Elen ne laissera rien t’arriver. Tu me raconteras !

- Bien sûr ! Répondit la Cerf avec un signe de tête, semblant plus assurée qu’elle ne l’était en réalité. Et toi tu nous diras comment ça a été de ton côté, en échange !

- D’accord, je vous dirai si vous avez ronflé... Répondit Isa pour plaisanter.

Elen s’amusa de voir les deux jeunes femmes plaisanter entre elles. Elles avaient acquis en si peu de temps un tel degré de complicité, malgré leurs différences, qu’il ne pouvait s’empêcher de se dire que les Elfes des Lunes avaient une longueur d’avance sur les autres peuples concernant la tolérance.

- Bon... Alors... Pour ce qui est des Icarios... Hum... Comment t’expliquer ? Ce n’est pas le chant, ni la justesse de ta voix qui compte le plus, bien que les paroles aient un certain sens. Seule l’intention que tu mets dans la chanson est importante : il faut que tu veuilles notre retour. Du plus profond de ton être. Et que cette intention se mêle à l’essence de ton Finyë, enfin de ta magie. Cela créera un lien entre toi et nous.

Isa fronça les sourcils. Non pas qu’elle doutât de ses motivations pour aider son amie et son fiancé mais à ses yeux, cela manquait grandement de rigueur. Elle était davantage habituée à répéter des schémas, des formules, des litanies exactes pour un même résultat, strictement répétable. Le côté hasardeux ne le rassurait pas du tout.

- Bon... Je préfère quand même bien les connaître...
- Ne t’inquiète pas, ça fait des millénaires que ça marche très bien, il n’y a pas de raisons que ça se passe mal. Fit Aileen en remarquant l’air contrarié de l’Olympienne.
- Oui oui je sais bien ! Répondit Isa, en grande partie pour s’en convaincre.
- Tout ira bien, ma douce. Tu es une mage, tu sauras faire chanter tes énergies pour nous...
- Je t’écoute Elen. Lui fit-elle, se rangeant à son avis. Mémoriser des choses, étrangement, ne lui était plus guère difficile.

Elen lui exposa dans un premier temps les mots. C’était le chant le plus simple qu’il connaissait. L’Icarios le plus basique en vérité. Pas une de leurs multiples adaptations. Il lui enseigna ensuite l’air, la mélodie. Puis il lui expliqua comment mobiliser son énergie, l’infime part de son Finyë nécessaire à établir le lien.
La jeune femme nota les éléments principaux scrupuleusement et s’exerça, d’un filet de voix incertain, en suivant la prestation d’Elen. Il la corrigea de temps à autre mais la plupart du temps, il l’écouta, fier d’elle.
- Tu crois que ça ira ? Lui demanda-t-elle, une fois que le chant fut acquis. L’autre partie serait un peu plus improvisée, cependant.
- Tu seras parfaite. Comme toujours.

La jeune femme hocha la tête, plus ou moins convaincue. Heureusement que la justesse ne comptait pas trop, car elle pouvait sereinement parier qu’il pleuvrait à seaux le lendemain...

- De toute façon, il n’y aura pas besoin d’Icarios très complexes, on ne va pas aller trop loin... Fit Aileen, demandant confirmation à Elen d’un regard.

Il embrassa tendrement sa femme, sans prendre le temps de répondre à Aileen, puis il lui lança :

- Voyons comment tu te débrouilles !

Le Chaman s’allongea sur le lit, posant sa tête sur les jambes de sa fiancée, pour la rassurer et pour qu’elle puisse s’habituer à la sensation de voir son futur époux dans le monde des Esprits. Isa n’avait assisté qu’à une démonstration particulièrement violente de la transe, jamais du calme du voyage de routine entre les deux mondes.

- Je pars devant !

Il adressa un sourire à Isa, puis, avant même d’avoir fermé les yeux, son esprit s’engouffrait sur le chemin du monde des esprits. Sa respiration se fit plus profonde, comme s’il dormait. Il semblait apaisé. Rien d’aussi impressionnant que la précédente transe à laquelle l’Olympienne avait assisté.

Il se fraya un chemin à travers la première strate, sans rencontrer aucune résistance. Aileen, elle, aurait sans doute plus de mal à passer le premier rempart, s’il s’agissait de sa première transe : il l’attendrait ici. Le Chaman, lui, semblait comme intimement lié au monde des esprits. Peut-être en raison de ses antécédents très actifs dans l’univers des Totems.

Isa resta surprise un instant et n’osa plus bouger. Dormait-il ?

- Il nous entend ? C’est très étrange... Elle posa sa main sur le front d’Elen et caressa doucement ses cheveux. Je préfère quand même ça à le voir s’écrouler d’un coup...
- Non, je crois pas... Qu’il entende... Fit la Cerf d’une petite voix. C’était à son tour, alors ? Elle n’était pas vraiment à l’aise... Mais enfin, puisqu’il fallait bien se jeter à l’eau...
- Installe-toi confortablement et prends ton temps, on n’est pas aux pièces.
- Oui, oui... Répondit-elle simplement.

Isa avait raison, il n’y avait pas lieu de se presser. Elen attendrait bien un peu. La jeune Elfe s’allongea sur le dos et fixa le plafond un instant, prenant quelques secondes pour se calmer un peu, se concentrant sur sa respiration. Elle jeta un dernier coup d’oeil vers Isa et Elen et ferma les yeux à son tour. Il fallait bien y aller, non ?

- Disons que j’attendrai une poignée de minutes avant de vous... Contacter... Isa ne savait pas trop comment formuler la chose.Ca te va ?
- Ca devrait aller, oui. Fit-elle avec un sourire.
- Alors à tout de suite ! Répondit l’Olympienne pour l’encourager.
- A tout de suite !

Aileen prit de nouveau une longue inspiration, se concentrant sur son Finye, et rien d’autre... Peu à peu, elle réussit à faire le vide dans son esprit. La chose n’était pas aisée quand on y était pas habitué mais la jeune Cerf y parvint après quelques temps.

C’était une drôle de sensation... Elle avait l’impression de flotter dans les airs, que son corps ne pesait plus rien. Non, pas vraiment... En fait, elle avait plutôt l’impression d’être totalement détachée de son corps et pourtant, elle le sentait toujours, allongé près d’Isa et Elen. Et ça aussi, c’était pour le moins étrange. Aucunes de ses perceptions habituelles n’avaient de sens, dans l’état dans lequel elle se trouvait. Elle s’éloignait toujours de son corps, doucement. Pas trop vite.

Au bout d’un moment, elle sentit une sorte de résistance, comme une barrière. Elle hésita un instant, un peu surprise. Est-ce que c’était normal ? Peut-être... Ça devait être ce genre de... Truc... Qui servait à délimiter les strates du monde des esprits. Si elle avait eu un corps, elle aurait sans doute haussé les épaules avant de s’attaquer à l’obstacle. Elle réussit à le traverser sans grande difficulté. De l’autre côté, c’était noir. Enfin, elle ne voyait pas du noir à proprement parler, puisqu’elle ne voyait pas. Elle le ressentait. Un univers noir et sombre, brumeux par endroits.

Elle s’immobilisa. C’était normal, ça ? Elle craignait d’avoir fait une bêtise. Tout autour d’elle n’était qu’obscurité. Et elle avait toujours l’impression de flotter, même si son corps lui semblait déjà plus lointain. Au bout d’un moment, elle finit par s’apercevoir qu’il n’y avait pas que l’obscurité autour d’elle, loin de là. Il y avait une autre présence qu’elle n’avait pas détecté jusque là. Sans doute qu’il lui avait fallu un peu de temps pour s’habituer à ses nouvelles perceptions, elle n’avait donc pas pu repérer tout de suite cette présence familière. C’était Elen, ça. Aileen se dirigea vers lui, rassurée. Au moins elle n’avait encore rien fait de travers... Pour l’instant. Elle devait bien avouer qu’elle était assez fière d’avoir réussi du premier coup.

Le Chaman sentit immédiatement le stress de Aileen. Quelle idée ! C’était là la meilleure manière de commettre un impair et de rester bloquée. Peut-être était-ce de la triche, mais il décida de lui fournir un peu d’énergie. Il déploya son esprit vers elle, ainsi que l’on pouvait le faire lors des transes, et il la lui transmit avec bienveillance. Il en profita pour s’approcher au plus près d’elle, leurs esprits désormais à un pas l’un de l’autre. Au moins, si la Cerf paniquait, il le saurait immédiatement et il ne laisserait pas la situation s’envenimer.

Il lui laissa le temps de se familiariser avec les sensations liées à cet état nouveau. Ici, si quoi que ce soit déplaisait à l’Intendante, elle pourrait remonter sans aide aucune, par simple réflexe. Son corps l’appelerait. Une fois qu’il la sentit rassurée, il l’entraîna dans son sillage vers la prochaine strate. La différence, pour lui, ne serait pas flagrante. Ni peut-être pour elle, mais s’enfoncer plus loin et s’éloigner un peu plus du monde des Mortels ne ferait aucun mal à la jeune femme.

Elle sentit quelque chose, une énergie, émaner d’Elen et venir vers elle. C’était comme une douce chaleur rassurante. Elle était un peu surprise, elle ignorait qu’on pouvait faire ce genre de choses. A cet instant, elle sentit à quel point elle était ignorante en matières de transes. Mais Elen avait beaucoup d’expérience, lui, elle ne devrait pas s’étonner de ses prouesses ! Se dit-elle.

Lorsqu’il s’éloigna, elle le suivit docilement, rencontrant à nouveau une barrière comme la précédente. Cette fois, elle ne se laissa pas surprendre, malgré la résistance un peu plus importante que précédemment et la traversa sans hésiter. Son corps était encore un peu plus loin, avait-elle l’impression. Pourtant, dans le monde réel, il n’avait toujours pas bougé d’un pouce. Était-ce parce qu’elle s’habituait à ses nouvelles sensations ou était-ce autre chose ? Toujours est-il qu’elle se sentait plutôt bien.

Au début, c’était étrange de se sentir flotter dans du “rien” mais la sensation n’était pas désagréable, au contraire. Elle prit le temps d’observer un peu la seconde strate. Elle n’était pas vraiment différente de la première. Peut être un peu plus sombre, non ? Devant elle, si tant est que la notion de “devant” ait encore un sens ici, elle sentait toujours la présence rassurante du Chaman. Elle n’avait plus peur et sa curiosité commençait même à reprendre le dessus. Elle se permit d’aller un peu de droite et de gauche, comme si elle cherchait quelque chose. Oh, sans aller trop loin, bien sûr. Elle craignait tout de même de faire une erreur.

A chaque strate, il lui laissait quelques instants, pour qu’elle s’habitue. Avec son entrain, il parvint à la conduire encore trois strates plus loin. Il voulait voir si elle se rendrait compte de l’illusoire facilité de descendre, en s’enfonçant dans cet univers toujours plus attractif puis de la difficulté qu’elle aurait à se débarrasser de cette agréable sensation lorsqu’il faudrait remonter.

C’était un peu plus difficile à chaque fois; néanmoins la Cerf parvint à traverser les strates. Peut-être même plus facilement que ce qu’elle aurait cru. Et elle se sentait de plus en plus à l’aise avec ses nouvelles perceptions. Parfois, au loin, elle avait l’impression de percevoir ce qui ressemblait à des petites flammes blanches, des petites lueurs qui éclairaient l’horizon sombre. Elle ignorait bien ce qu’ils pouvaient être et aurait bien aimé aller voir de plus près... Quelque chose au fond d’elle même lui intimait de ne pas trop s’éloigner d’Elen. Alors elle se contentait de le suivre, continuant de déambuler autour de lui selon un tracé plus ou moins hasardeux. Son audace allait en grandissant si bien qu’elle s’éloignait de plus en plus, prenant tout de même garde à ne pas le perdre de vue.

Elen la laissait vagabonder, ils n’iraient pas plus loin. Vu comme elle avait peiné à traverser la dernière strate, et l’énergie qu’il lui faudrait pour remonter, il ne la laisserait pas s’enfoncer plus loin. Et il y avait suffisamment d’esprits ici pour qu’elle ait éventuellement la chance d’en rencontrer un. Il ne pouvait pas deviner s’il s’agirait d’un bon ou d’un mauvais. Mais l’aura qu’il dégageait à cette profondeur et la faiblesse des entités qui se mouvaient non loin d’eux favoriserait probablement une bonne rencontre, si la chose devait se faire. Et, dans le cas contraire, Isa se chargerait de les ramener, en douceur.

Au fil de ses pérégrinations, Aileen finit par sentir une autre résistance. Contrariée, elle essaya de passer au travers de ce qui lui bloquait la route... Et puis elle se ravisa brusquement en se souvenant de ce que c’était. Encore une barrière ! Elle resta plantée là quelques instants, ayant vaguement l’impression d’avoir failli faire une grosse bêtise. Elle rebroussa chemin et revint vers Elen, un peu penaude. Mieux valait qu’elle évite de trop d’éloigner, mais c’était tellement grisant de pouvoir bouger en totale liberté ! Pas de contraintes physiques, pas d’obstacles... Juste la liberté. Ho, elle sentait encore la présence de son corps qui l’appelait mais ça n’était plus qu’une sorte de fil ténu qui la retenait à la réalité. Ça n’était pas vraiment gênant. Et puis elle avait vraiment envie d’aller voir les esprits mais elle n’en voyait pas qui étaient réellement proches. Ceux qu’elle percevaient étaient si lointains... Elle hésitait à s’éloigner pour aller les trouver, surtout après avoir failli traverser plus ou moins volontairement une autre barrière...

Le regard d’Isa allait du Chaman à la Cerf puis à la clepsydre avant de partir pour un nouveau circuit. Rien ne bougeait plus dans la pièce. Pourtant elle finissait par voir leurs poitrines se soulever, les gouttes tomber, mais tout cela mettait un temps infini ! Plusieurs fois elle eut envie de commencer à chanter les Icarios mais si elle s’y prenait trop tôt, cela pourrait peut-être perturber Aileen et son premier voyage dans le monde des esprits. Alors elle prit patience jusqu’à ce qu’elle voit l’eau atteindre la petite ligne qu’elle s’était fixée.

Sa main libre vint prendre celle de l’Intendante. Elle n’aurait pas gagé que cela ait une quelconque utilité mais cela matérialisait pour elle ce que son énergie devrait accomplir : renforcer le lien du corps d’Aileen avec son esprit. Elle se concentra et sentit sa mana s’accumuler dans son Saïka. La porte était en elle et cela différait avec sa pratique classique de la magie. Elle devenait l’outil. il n’y avait plus d’intermédiaire entre son Finyë et le but à atteindre, contrairement aux sorts qu’elle utilisait après les avoir forgés.

Doucement, elle entonna les chants et guida son énergie vers les deux voyageurs, s’efforçant de la garder constante. La crainte que tout s’emballe et qu’elle perde de nouveau connaissance ou qu’elle subisse d’autres conséquences encore plus désagréables était toujours là. Elle ne les voyait pas et n’était pas certaine que sa mana ne se dissolvait pas simplement dans le néant. Elle percevait juste ce flux double et scintillant qui s’éloignait d’elle - “Quoique... S’éloigne-il vraiment ?... “ - et qui devait s’enrouler au lien entre les corps et les esprits. D’après Elen, cela affaiblissait les barrières. Elle imagina une corde qui viendrait doubler celles que le Chaman et son élève avaient tendues et qui perçaient les murs éthérés. Est-ce que les Icarios faisaient vibrer ces cordes et les activaient davantage ? Comme l’oscillation de la toile alerte l’araignée ? Alors ils sauraient qu’il fallait rentrer. Il était temps... Elle guetta leurs réactions.

Aileen en resta interdite un instant. Qu’est-ce que c’était ? Encore quelque chose de nouveau qu’elle ne connaissait pas... Il lui fallut quelques instants pour reconnaître cet appel insistant qui l’attirait irrésistiblement vers son corps. C’était les Icarios chantés par Isa. Mais elle n’avait pas envie de quitter le monde des esprits, pas maintenant ! Elle y était bien et il lui restait encore tellement de choses à voir et à apprendre. Elle aurait bien voulu dire à Isa d’arrêter, de lui laisser encore un peu de temps mais elle ne savait pas comment faire. Elle ne savait même pas si c’était possible à vrai dire...

Elen sentit distinctement l’énergie de sa future épouse qui tentait de le ramener vers son corps. Il pouvait très bien choisir d’y résister, mais cela compliquerait la tâche de Isa inutilement. Le but n’était pas de la mettre en difficulté mais de l’initier. Aileen, en revanche, ne semblait absolument pas prête à rebrousser chemin, malgré le chant qui résonnait dans leur esprit, amplifié par un écho, subtile résonance entre les deux mondes.

Il déploya son esprit, avec rapidité, enveloppant Aileen de ses énergies. La Cerf se retrouva entourée par le Chaman, comme s’il formait une barrière entre elle et le monde des Esprits. Et il l’entraîna de force à travers une première barrière, la relâchant pour qu’elle sente la différence. Non seulement l’appel de Isa serait plus fort, mais en plus elle aurait perdu une partie de cette griserie qui s’était emparée d’elle, sans doute à regret. Si elle ne se raisonnait pas, il l'entraînerait de force plus haut encore, jusqu’à ce qu’elle choisisse de remonter par elle-même.

Aileen aurait bien voulu protester mais le fait était qu’elle ne pouvait clairement pas rivaliser avec Elen, aussi n’eut-elle d’autre choix que de suivre le mouvement, à contrecoeur c’était évident, lorsqu’il la “poussa” vers le haut. Et étrangement, la barrière lui sembla bien plus difficile à passer qu’à l’aller. Etait-ce parce qu’elle avait déjà dépensé une bonne partie de son énergie ? Elle ne savait pas trop, mais elle sentait déjà que l’appel d’Isa se faisait plus fort. Mais elle n’avait toujours pas envie d’y retourner. Elle sentit à nouveau Elen la forcer à aller de l’avant et ils traversèrent une nouvelle strate. A chaque fois, ça devenait plus difficile pour elle. La jeune femme finit par se demander si elle arriverait à passer les barrières restantes, surtout avec la mauvaise volonté qu’elle y mettait... Et ça l’inquiétait quelque peu, à vrai dire. L’impression de bien être qu’elle ressentait jusque-là s’estompait doucement alors qu’elle sentait son corps se faire de plus en plus proche et l’appel des Icarios de plus en plus puissant. Elle finit par avancer d’elle-même, cessant de rechigner comme une enfant têtue.

Ils émergèrent rapidement. Pour Isa, il ne s’était écoulé, au plus que quelques dizaines de secondes depuis qu’elle avait entonné les premiers chants. Dès qu’il ouvrit les yeux, le Chaman adressa un sourire empli de tendresse à l’Olympienne. Il semblait tout à fait fier d’elle. Il avait distinctement entendu son appel dans le monde des Esprits.

Aileen resta encore quelques instants à fixer le plafond de la chambre. Comme c’était étrange de sentir à nouveau son corps après s’être senti libérée de toute entrave ! Elle avait l’impression que tout son être lui faisait savoir qu’elle était restée absente trop longtemps. Mais rien d’insupportable. Elle étira ses bras vers le haut. Elle avait des fourmis dans les doigts...

- Tout va bien ?

L’Olympienne n’interrompit son chant que lorsqu’elle fut certaine qu’Aileen était de retour.
Elle sourit à son fiancé, heureuse qu’il ait l’air satisfait de ses élèves, puis elle regarda la Cerf avec insistance, tant elle était pressée que son amie partage son expérience avec elle.
Cette dernière se redressa sur un coude et jeta un coup d’oeil à Elen, toujours allongé auprès d’Isa.

- Tu as été parfaite, ma douce : ton chant était clair et distinct là où nous nous trouvions.
- Ça a été rapide... J’avais un peu peur de ne pas vous voir réagir.
- Aileen a eu du mal au début... N’est-ce pas ? Mais je l’ai un peu poussée. Alors, Aileen, cette première transe ?
- Euh... Bah c’était... Commença-t-elle, sans trop savoir pour où commencer. Surprenant ! Et très bizarre, aussi par moment... Mais pas déplaisant ! J’espère que j’ai pas fait trop de bêtises..? S’inquiéta-t-elle néanmoins.
- Quelles bêtises ? Demanda-t-il, l’air surpris, toujours confortablement installé sur les cuisses de sa fiancée, l’air de ne pas vouloir en bouger.
- J’en sais rien, moi, c’est toi le prof ! Fit-elle en se redressant et en s’asseyant.
- Et bien... Tu t’es rendue compte au moins que les transes étaient relativement addictives.
- Ha, ça oui... C’est pour ça que certains restent bloqués ? Parce qu’ils ne veulent plus revenir ?
- Entre autres. En fait, plus tu descends dans les strates, plus tu as envie de rester. Et plus tu restes, plus tu te vides de ton énergie. Et une fois que tu n’en as plus assez pour remonter, sans Icarios, tu es condamnée. C’est pour ça : pas de transe sans moi ou tout autre Ashka expérimenté tant que tu n’as pas obtenu le feu vert ou de ton Adrakil ou de moi. Compris ? Dit-il avec autorité : il avait perdu trop de bons Loups dans les transes pour qu’il les prenne à la légère.
- Oui Chef ! Lui répondit-elle en riant. De toute façon elle n’avait pas l’intention de faire une chose pareille. Elle s’était bien rendue compte aujourd’hui qu’elle ne maîtrisait pas grand chose, dans le monde des esprits...
- Et toi, ma douce ? Ça a été ?
- Oui, j’étais juste impatiente. C’est difficile de rester là sans savoir ce qui se passe pour vous... Alors dites-moi ? Avez-vous vu des esprits ? Ils vous ont envoyé des visions ?
- On en a vu... Mais Aileen s’est montrée bien timide !
- Ah ? Tu ne les as pas approchés ? A quoi ça ressemble ? Demanda-t-elle à la jeune Elfe.
- Ben... C’est comme des petites flammèches blanches au milieu d’un grand horizon tout noir... Mais je n’ai pas vraiment osé aller voir, j’avais peur de... Me perdre..?
- Ça a l’air très mystérieux ! La prochaine fois peut-être !

Isa eut hâte d’être à la leçon suivante, pour en entendre plus sur les voyages dans le monde des Esprits. Sa curiosité était encore loin d’être assouvie.

- Je t’emmènerai, Isa, un jour. Bientôt peut-être.

Aileen s’étira de nouveau. Elle avait l’impression d’être aussi fatiguée qu’après une mauvaise nuit. Au moins, elle n’avait plus ces désagréables picotements dans les mains. Et puis elle ne pouvait pas s’empêcher de ressentir un peu de fierté : tout c’était plutôt bien passé et elle n’avait pas fait de grosse erreur.

- Ouais ! Et tu pourras aller voir les esprits toi-même ! Confirma Aileen en tirant la langue à l’Olympienne.
- Il y a encore du chemin mais ça me fait très envie, à vous voir faire !
- Ha, vraiment ? Pourquoi ?
- Parce que je suis une curieuse invétérée ! Dit-elle en riant.
- T’as bien raison ! Et puis ça pourra être utile ! Répondit la Cerf, enthousiaste.

Elen se redressa pour murmurer quelques mots au creux de l’oreille de sa belle, quittant à regret le confort que présentait sa position précédente :

- Je te promets des sensations dont tu n’oses pas même soupçonner l’existence... Chuchota-t-il, sur un ton résonnant comme un présage de félicité.

Était-ce bien Elen qui venait de dire cela ? La jeune femme haussa un sourcil et ses joues prirent rapidement des couleurs.

- Utile je ne sais pas... Mais pas désagréable, on dirait. Fit-elle avant de se pincer les lèvres, l’air presque gêné.

Aileen n’avait pas entendu les mots d’Elen mais la réaction d’Isa ne manqua pas de la faire rire.

- Hé ben, je vais peut être vous laisser, alors, non ? Fit-elle en faisant mine de quitter la pièce, ce qui convenait parfaitement au Chaman !
- Oh à plus tard alors !
- A plus tard ! Répondit la Cerf en sortant. Elle était pressée de raconter tout ça à Evonis !
- Tu as fait fuir ton élève, Elen ! Dit Isa avec un faux air de reproche.
- Je n’ai rien fait ! Protesta-t-il.
- Vraiment ? Ça va peut-être venir alors... Lui glissa-t-elle tandis qu’elle s’allongeait plus confortablement à coté de lui.
- Plait-il ? Fit-il, feignant l’innocence la plus totale. Il, s’allongea à son tour, son regard planté dans celui de sa fiancée.
- A moins que tu ne sois trop fatigué de ta promenade ?

Pour toute réponse, elle eut droit à un baiser plein de tendresse.